Alexandra Strauss https://www.alexandrastrauss.fr/author/alexandra/ Le site d'Alexandra Strauss Sat, 09 Dec 2023 11:02:26 +0000 fr-FR hourly 1 https://www.alexandrastrauss.fr/wp-content/uploads/2020/09/favicon-32x32-1.png Alexandra Strauss https://www.alexandrastrauss.fr/author/alexandra/ 32 32 Un reste d’humanité https://www.alexandrastrauss.fr/un-reste-dhumanite/ https://www.alexandrastrauss.fr/un-reste-dhumanite/#comments Sat, 09 Dec 2023 10:25:17 +0000 https://www.alexandrastrauss.fr/?p=1425 Un texte de l’ami Khosraw Mani,( https://www.actes-sud.fr/contributeurs/khosraw-mani) publié sur FB, et qui retrace son évolution au cours de l’année 2023 m’a donné envie de me pencher moi aussi sur ce qu’a été cette année courte et longue, peu exceptionnelle, mais pleine, car Mani y évoquait la question de la mémoire, de la littérature et de […]

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Claire Morgan, galerie Karsten Greve, Paris dec.2023

Un texte de l’ami Khosraw Mani,( https://www.actes-sud.fr/contributeurs/khosraw-mani) publié sur FB, et qui retrace son évolution au cours de l’année 2023 m’a donné envie de me pencher moi aussi sur ce qu’a été cette année courte et longue, peu exceptionnelle, mais pleine, car Mani y évoquait la question de la mémoire, de la littérature et de la poésie, et que je ne passe pas un jour sans penser moi aussi à ce que contiennent nos cerveaux, cette idée que chaque être est unique et possède en lui tant d’images, de sons, d’odeurs, d’histoires, d’émotions que seulement certains transmettent, et seulement certains de ces certains transmettent de manière à toucher en tous des parts de vécus, de souvenirs, de vie. Nous ne somme que vie, et toute notre expérience disparait avec nous à moins que nous tentions de la transmettre, d’où ce qu’on appelle l’art.
Bref, sans rentrer dans des considérations générales, il est vrai que je pense souvent à ces matières précieuses et fragiles que sont nos expériences humaines et la trace qu’elles laissent en nous.
Nous sommes tous histoires, nés quelque part, d’un homme et d’une femme qui portaient déjà des histoires et des marques mémorielles, et nous avançons chacun sur nos chemins, larges ou étroits, plus ou moins longs, mais qui paraissent presque toujours trop courts.
Je vois mes enfants grandir et devenir des adultes, et cela me renvoie à mon âge, qui me sidère, comme il sidère chacun dès lors qu’on se compare à ses parents par exemple, et je me souviens de la sidération d’Albert Camus face à la tombe de son père, lorsqu’il réalise qu’il est plus âgé que son père lorsque celui-ci est mort… (Le Premier Homme).
Alors, ce cru 2023, comment est-il ? Pour moi, française vivant en France, une année sans guerre cernée par les guerres et la menace totalitaire. Je crois que tous nous ressentons ces temps-ci cet étau de violence qui nous entoure et nous épargne, mais pénètre sans arrêt nos pensées et nos consciences. Moi, qui dévore les films, avec un appétit toujours renouvelé, démesuré et amoureux, si je repense aux films marquants de cette année, je ne puis m’empêcher de penser à 20 jours à Mariopol, de M. Chernov, un documentaire sur le siège de cette ville ukrainienne, qui m’a durement éprouvée, à La zone of Interest de J. Glazer, pour moi LE film de l’année, qui m’a ramenée au questionnement sur la monstruosité de l’homme normal, qui obéit et accomplit son devoir sans recul et sans humanité, à Io, Capitano, le film de Matteo Garrone, et son jeune héros courageux et humaniste, dont les actes sont motivés par la morale et l’amour de l’Homme, à Totem de L. Avilès sur la maladie et l’importance de l’entraide mutuelle dans les temps de crise, à Do not expect too much from the end of the world, de R. Jude, ce film punk, libre et imaginatif, sur la déliquescence d’un pays, et la violence sociale qui engloutit l’Europe peu à peu, à The society of the snow, encore un film sur l’entraide et le partage… des films qui sans cesse m’ont renvoyée au réel, tout en me révélant des parties intimes du ressenti d’un cinéaste, cette mémoire individuelle fragile et précaire dont je parlais plus haut, qui est la matière de nos pensées, des vibrations qui nous traversent, chacun, unique, et pourtant tous semblables, qui disparaît avec nous si nous n’en faisons rien.
Du côté des livres, si importants aussi pour qui veut survivre dans ce monde d’écrits rapides, passionnels et éphémères, que nous lisons à toute heure du jour et parfois de la nuit, sur les réseaux sociaux et dans les médias, j’ai continué à explorer la liste de Elena Ferrante, ces 40 auteurs femmes, dont beaucoup m’étaient inconnues à ma grande honte: (https://actualitte.com/article/4477/vie-litteraire/les-40-livres-favoris-d-elena-ferrante-ecrits-par-des-femmes) Mieko Kawakami, Elizabeth Strout, mais j’ai fait des écarts aussi, pour voyager du coté de L’Islande en lisant l’immense J.K. Stefansson, en relisant la trilogie de Dina, de la norvégienne Herbjørg Wassmo, en dévorant la trilogie de Jane Smiley et l’incroyable roman argentin de Mariana Enriquez, Notre part de Nuit. Une année riche de ce côté-ci, les voyages dans la tête procurés par les romans… et sans ces livres, sans ces films, et parfois quelques sorties dans les musées, comment survivre à la folie du monde ? Comment se rassurer de soi en croisant chez d’autre le reflet, un peu décalé, de ses propres joies, bonheurs et angoisses humaines ?

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Etat des lieux, mars 2021 https://www.alexandrastrauss.fr/etat-des-lieux-mars-2021/ https://www.alexandrastrauss.fr/etat-des-lieux-mars-2021/#comments Mon, 15 Mar 2021 20:45:17 +0000 https://www.alexandrastrauss.fr/?p=1379 Etat des lieux, ce 15 mars 2021. J’ai bien regardé Paris aujourd’hui. Entre deux averses, et c’était une ville calme, si calme. En moi bouillonnaient tant de désirs, de parler, rencontrer, échanger, regarder, voyager, mais je ne retrouvais rien de tout cela dans la ville. Le printemps naissant m’a semblé timide, les verts délicats des […]

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Etat des lieux, ce 15 mars 2021.

J’ai bien regardé Paris aujourd’hui. Entre deux averses, et c’était une ville calme, si calme. En moi bouillonnaient tant de désirs, de parler, rencontrer, échanger, regarder, voyager, mais je ne retrouvais rien de tout cela dans la ville. Le printemps naissant m’a semblé timide, les verts délicats des premières feuilles des arbustes, les forsythias jaunes et les prunus roses – dans les squares municipaux et les jardinets devant les immeubles 1970 – timides et sages, domptés par le regain de froid. Les bourgeons des marronniers, pubescents, prêts à jaillir, mais comme retenus par la peur face au ciel plein de grêle, de giboulées, de menaces. Les parisiens cachés derrière leurs masques n’avaient l’air ni joyeux ni tristes, mais résignés, fatigués. Ils marchaient lentement en jetant des coups d’oeil furtifs aux vitrines des cafés et des brasseries où s’empilent les chaises en osier et les tables. Sur les vitres, la trace d’un plat du jour écrite à la craie liquide il y a quelques mois. La ville somnole un peu; les bus passent en klaxonnant les cyclistes qui sursautent, éjectés de leurs rêveries où ils se voyaient réaliser leurs envies impossibles, les étudiants parlent à mi-voix, on fait la queue devant les boulangeries, on est patients et lents jusqu’à ce que parfois l’agressivité jaillisse, on se fait alors insulter pour un rien.

Cette année le printemps ne rime pas avec libération. Il rime avec patience, ennui, écoeurement. C’est une drôle d’expérience, mais on ne la trouve pas drôle, seulement interminable. Il faut seulement travailler, ou attendre que le travail redevienne possible, il faut rester chez soi, hiberner, encore, calmement, si calmement. On se dit entre soi qu’on n’en peux plus, mais on peut toujours. L’expérience n’est qu’éprouvante, elle n’est pas extraordinaire, ni violente, ni mortelle. Pas de bombes dans le ciel, pas de peste qui ferait tomber raides les passants sur les trottoirs comme dans les films d’anticipation. Non, tout est invisible, la menace, le virus, les désirs, les colères. On obéit, on sait pourquoi, on ne comprend pourtant pas, on a honte de se plaindre, et au jour le jour, on mange un pain de plus, on regarde un film de plus, on remue ses bras face à l’écran pour s’étirer, puis on prend le métro une fois encore, on se meut, calmement, en rêvant de fuites, de fêtes, d’ailleurs, et de refermer la parenthèse.

Je suis tombée, plus tard, rentrée chez moi avant l’heure fatidique, sur un spleen. Pas de Baudelaire cette fois, mais un de ses contemporains, Jules Laforgue.

Le voici:

Tout m’ennuie aujourd’hui. J’écarte mon rideau.
En haut ciel gris rayé d’une éternelle pluie.
En bas la rue où dans une brume de suie
Des ombres vont, glissant parmi les flaques d’eau.

Je regarde sans voir fouillant mon vieux cerveau,
Et machinalement sur la vitre ternie
Je fais du bout du doigt de la calligraphie.
Bah! sortons, je verrai peut-être du nouveau.

Pas de livres parus. Passants bêtes. Personne.
Des fiacres, de la boue, et l’averse toujours…
Puis le soir et le gaz et je rentre à pas lourds…
Je mange, et bâille, et lis, rien ne me passionne…

Bah ! Couchons-nous. – Minuit. Une heure. Ah! chacun dort !
Seul je ne puis dormir et je m’ennuie encor.

Jules Laforgue, SPLEEN (Le Sanglot de la terre)

Edgar Degas, L’attente

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Parisienne https://www.alexandrastrauss.fr/parisienne/ https://www.alexandrastrauss.fr/parisienne/#comments Mon, 17 Aug 2020 21:10:11 +0000 http://www.alexandrastrauss.fr/?p=1329 Ce que Paris sait de moi, je ne sais pas; mais ce que je sais de Paris me traverse chaque matin de ce mois d’août quand je pédale vers mon travail dans la fraicheur ou la moiteur. Paris s’est vidé ces jours-ci de ses habitants, je quitte ma rue désertée, j’enfourche un Vélib. Les quartiers […]

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Ce que Paris sait de moi, je ne sais pas; mais ce que je sais de Paris me traverse chaque matin de ce mois d’août quand je pédale vers mon travail dans la fraicheur ou la moiteur. Paris s’est vidé ces jours-ci de ses habitants, je quitte ma rue désertée, j’enfourche un Vélib. Les quartiers de Paris, je n’en ai habité que peu au cours de ma vie, mais mon statut d’intermittente m’a fait travailler dans de nombreux lieux. Certaines rues que je traverse réveillent des souvenirs de périodes particulières, liées à des films, des personnes, des images.

Ces temps-ci, je descends le long du Luxembourg, la rue Guynemer où la puissante fraicheur des arbres toujours me frappe (il faudrait planter partout dans les rues de Paris au lieu d’installer des bacs à fleurs sans cesse assoiffés). Je respire l’odeur de sous-bois que diffusent les marronniers déjà très jaunes, les feuilles brunes qui jonchent les trottoirs avoisinants, qui me parlent d’automne, je prends la rue Férou où se cachent, discrètes, des demeures princières et des jardins suspendus. Je traverse le quartier Saint Germain, vide lui aussi. C’était le terrain de mes week-ends d’adolescente. Mon père y vivait, ma mère y travaillait. Certains cafés sont encore là comme la Palette et j’entends en apercevant sa façade inchangée résonner la fanfare des Beaux-Arts, qui jouait si faux. On dansait dans la rue. Danse-t-on encore dans la rue quelque part en ce monde ? Sur le parvis de l’église Saint Germain des Prés, il y avait des funambules, des jongleurs et des cracheurs de feu. Enfant, ils me fascinaient. Sur le boulevard Saint Germain, quelques rares touristes mal réveillés cherchent en vain le souvenir d’Hemingway, de Boris Vian, ou de Simone de Beauvoir. Aux Deux Magots, le café est cher et la soupe à l’oignon des anciennes cantines d’étudiants est devenue un plat bourgeois. Rue des Beaux-arts, la librairie de cinéma le Minotaure où disparaissait tout mon argent de poche en photos de stars et en monographies de cinéastes a disparu. Avec elle, tant de librairies. Le quartier semble désormais celui du vêtement semi-élégant, du chic bling bling. Il y a encore des galeries d’art, ma mère travaillait dans l’une d’elle, et la rue de Seine a peu changé, elle me touche, avec ses vitrines aux peintures écaillées, un peu vieillottes.

Je change de pont chaque matin. Pont Neuf, Petit-Pont, pont du Carrousel. La Seine miroite. Elle est belle, et les quais incroyablement harmonieux. La cour du Louvre, juste pour moi, la pyramide de verre solitaire sans les touristes chinois. La rue Croix des Petits champs, la place des Victoires. Ici j’ai travaillé. Il y avait des salles de montage, des salles d’étalonnage, ces lieux n’existent plus. Les immeubles demeurent. Plus blancs, plus riches. Rue Montorgueil, le libanais est toujours là chez qui je déjeunais régulièrement de falafels un autre été de travail et de solitude parisienne. J’aperçois non loin la Canopée qui a récemment remplacé le forum des Halles que j’ai vu se construire dans mon enfance. Nous venions les dimanches à midi avec mon père, il y avait un restaurant de couscous où nous allions déjeuner, aux murs ornés de peintures naives qui m’enchantaient.i Il a disparu quand le quartier de L’horloge est apparu. Le temps des bâtiments, je le croyais plus long.

J’arrive dans le Sentier. C’est là que je travaille ces temps-ci. Un quartier que je connaissais à peine il y a peu. Quartier de vente de tissus en gros qui me fait penser au quartier de Lyon où mon grand-père vendait des tissus. J’aime regarder les échantillons dans les vitrines et les rouleaux poussiéreux. Je me souviens des longues tables où l’on déroulait pour les mesurer ce même genre de rouleaux. Les mètres en bois dépliants, les balances à peser le courrier. J’imagine mon grand-père démarcher dans le Sentier. Placer ces bobines de galons, ses échantillons de molletons et de douillettes, ses tulles dans lesquels je cousais des robes à mes poupées. C’est fragile l’enfance, même dans le souvenir. Et les lieux sont parfois écrasants d’immobilité, d’immuabilité, ou terrifiants quand ils ont disparu entrainant avec eux le passé dans l’oubli.

Mais je suis parisienne, et l’été la ville vide est belle sous sa chape de pollution, ses vols de martinets criards, ses filles en robes fleuries. Et chaque jour, je m’extasie seule en passant la Seine.

Paris, 17 août.

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L’Orphelinat, ou la transmission de l’Histoire par la vie quotidienne https://www.alexandrastrauss.fr/lorphelinat-ou-la-transmission-de-lhistoire-par-la-vie-quotidienne/ https://www.alexandrastrauss.fr/lorphelinat-ou-la-transmission-de-lhistoire-par-la-vie-quotidienne/#comments Thu, 28 Nov 2019 15:55:51 +0000 http://www.alexandrastrauss.fr/?p=1296 Travailler avec une personne issue d’une autre culture, dans une autre langue. Souvent on me demande comment cela est possible. Et c’est vrai qu’avec les films de Shahrbanoo Sadat, j’ai beaucoup appris sur ce sujet. Le montage étant la transmission d’un film d’un auteur réalisateur vers un public, monter un film afghan, impliquait comprendre une […]

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Travailler avec une personne issue d’une autre culture, dans une autre langue. Souvent on me demande comment cela est possible. Et c’est vrai qu’avec les films de Shahrbanoo Sadat, j’ai beaucoup appris sur ce sujet.

Le montage étant la transmission d’un film d’un auteur réalisateur vers un public, monter un film afghan, impliquait comprendre une culture, un pays, pour le « passer » à deux sortes de public, un public afghan, et un public international. Et c’est difficile. Les attentes et les codes étant totalement différents d’un public à l’autre.

Shahrbanoo Sadat est une réalisatrice née en Iran d’une famille afghane immigrée. Elle y reçoit une éducation iranienne à l’école primaire, sans jamais oublier ses origines étant donné le sentiment anti afghan que tant d’iraniens leur font subir, à elle et à sa famille. Malgré une langue et une religion communes, les afghans sont considérés en Iran comme des cousins pauvres qu’on rechigne à accueillir et des lois de genre « apartheid » leur sont destinées. Ainsi Shahrbanoo, malgré ses brillants résultats scolaires, n’avait pu être inscrite au collège, les places étant réservées aux iraniens en priorité. Mais lors d’une relocalisation organisée par les nations unies, Shahrbanoo et sa famille retournent vivre en Afghanistan dans le village des grands parents, loin des villes, loin de tout… dans les montagnes… Un changement de vie brutal qui va marquer à vie la réalisatrice. De là, la trajectoire de Shahrbanoo est radical, elle se retrouve immigrée dans son pays, parlant avec un drôle d’accent (iranien) , petite fille sachant lire et écrire au milieu d’une population d’enfants bergers… Elle se bat pour aller à l’école (dans un autre village, à plus d’une heure de marche quotidienne), elle décroche son diplôme de fin d’études, elle part vivre à Kaboul chez sa sœur ainée, elle entre à l’université en audiovisuel car il n’y a plus de place en sciences physiques, elle trouve un petit job à la télévision publique, elle réalise des courts métrages, elle étudie le documentaire à la fondation Varan de Kaboul, elle écrit un scénario qui lui fait décrocher la Ciné-fondation, prestigieuse résidence française d’écriture de scénarios pour premiers et deuxièmes films, et vient vivre quelques mois à Paris. Suit Wolf and Sheep qui gagnera un prix à la Quinzaine des réalisateurs au festival de Cannes 2016, puis l’Orphelinat.

Le point commun de ses 2 films est qu’ils sont l’adaptation des mémoires d’un de ses amis, âgé d’une quinzaine d’années de plus, dont la vie souvent dramatique l’inspire comme une partition sur laquelle elle projette des éléments autobiographiques, personnels, mais surtout qui lui permettent de traverser l’histoire de l’Afghanistan des trente dernières années en en offrant un aspect intime, qu’elle veut loin de l’imagerie habituelle du pays, les femmes en burqa, les talibans, la guerre civile. La guerre et l’agitation politique de son pays sont dans ses films, au cœur de ses films, mais toujours perçus à travers le ressenti de personnages qui les subissent sans le savoir, enfants ou adolescents.

Ce qui meut Shahrbanoo, c’est la description de la vie quotidienne dans ses détails et sa beauté simple, et elle y a accès au travers du langage, ce qui a été la première grande difficulté pour moi qui travaillait au montage. Non pas la langue étrangère, il suffit pour cela de sous-titrer les dialogues, mais parce que le langage des personnages, symbolique et imagé, est intimement lié à la culture et aux moeurs. Le montage devient alors un temps de dialogue intense, jusqu’au moment où j’ai compris tous les sous-entendus des scènes, des phrases, des regards, des gestes. Car si je ne comprends pas, comment les faire passer auprès d’un public ? Shahr vient du documentaire, et cela se sent dans ses choix. Les vêtements, les décors sont toujours l’objet de recherches et de reconstitutions méticuleuses. Dans son premier film, quelques coutumes paysannes sont reconstituées, un enterrement, la fête après la chasse aux loups.

Dans l’Orphelinat, Shahr a choisi ses acteurs en fonction de leurs trajectoires de vie. Ses personnages doivent être ses acteurs, ils doivent parler comme eux, connaitre des expériences similaires. Et c’est ce qu’elle recherche en faisant son casting (qui a duré très longtemps, elle a auditionné des milliers d’enfants). Car c’est là que son cinéma commence: dans la rencontre entre ses personnages et ceux qui les incarnent. Sur le plateau, Shahr replonge les acteurs dans des situations qui leur sont familières, et sa caméra (celle de Virginie Surdej, brillante associée de Shahr toujours aux aguets des comédiens) enregistre leurs réactions aux situations, ce qui nous permet de récupérer un matériel riche et profondément réaliste. Au montage, dans cette matière, ces prises caméra à l’épaule qui durent souvent une vingtaine de minutes, nous recherchons les moments les plus signifiants. Le rôle du montage ici c’est l’interprétation de l’histoire. Les scènes écrites et filmées sont des situations de vie, l’arrivée à l’orphelinat, la première nuit, le premier repas, la rencontre avec les autres personnages, la violence des garçons les plus âgés envers les plus jeunes, le vol de pommes dans un verger, la maladie subite et incompréhensible d’un ami, mais au travers de cette matière, il faut donner un sens dramatique, un lien narratif qui va plus loin que le regard documentaire. Trouver la logique qui fera évoluer les différentes histoires et différents personnages, et qui doit entrer en résonance avec l’histoire qu’il traverse, la Grande Histoire, dans Wolf and Sheep, celle de paysans dans un village souvent attaqué par les milices d’un camp ou de l’autre, et qui tente malgré tout de faire comme si de rien n’était, il faut traire les chèvres, tondre les moutons, marier les petites filles, préparer l’hiver… dans l’Orphelinat, les dernières années du régime pro soviétique et sa chute.

Aux yeux de Shahrbanoo, l’Orphelinat est ce lieu du partage d’un temps de liberté et d’apprentissage, un lieu presque mythique où les différentes ethnies et religions vivent ensemble (les pachtounes, les hazaras, et mêmes un sikh) , où les femmes sont respectées et désirées, où les professeurs oeuvrent à la transmission de valeurs telles que la tolérance, la liberté, la joie de vivre, toutes valeurs niées par les régimes religieux qui vont succéder au gouvernement de cette époque. L’Orphelinat, c’est aussi un hommage au cinéma bollywoodien qui a nourri les afghans de rêves multicolores et absurdes des décennies durant. Et donc pour moi des chansons à monter en Ourdou… mais qu’importe, le langage cinématographique traverse les ressentis et les émotions humaines, la tristesse et l’amour étant universel-les.

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The Raft ou la traversée des émotions humaines https://www.alexandrastrauss.fr/the-raft-ou-la-traversee-des-emotions-humaines/ https://www.alexandrastrauss.fr/the-raft-ou-la-traversee-des-emotions-humaines/#respond Sun, 03 Feb 2019 20:19:38 +0000 http://www.alexandrastrauss.fr/?p=1256 The Raft, le film du suédois Marcus Lindeen, débarque dans les cinémas français le 13 février 2019. C’est un film documentaire que j’ai monté en 2017, qui a remporté le Grand prix au festival danois CPH:dox 2018, a été nominé deux fois aux Guldbaggen 2019 (les Césars suédois) pour Meilleur documentaire et Meilleur montage. C’est […]

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The Raft, le film du suédois Marcus Lindeen, débarque dans les cinémas français le 13 février 2019. C’est un film documentaire que j’ai monté en 2017, qui a remporté le Grand prix au festival danois CPH:dox 2018, a été nominé deux fois aux Guldbaggen 2019 (les Césars suédois) pour Meilleur documentaire et Meilleur montage. C’est le récit d’une expérimentation initiée par Santiago Genovese, un anthropologue mexicain, qui rêvait de découvrir les causes de la violence humaine en étudiant le comportement des passagers de son radeau au cours de la traversée de l’Atlantique.

Depuis dirais–je 2015, le cinéma et le montage de films m’ont entraînée dans une spirale de travail intense qui m’a éloignée de l’écriture romanesque, que je ne pratique plus que de façon clairsemée ces temps-ci, même si des histoires se construisent sur des bouts de papiers et des pages « open office » éparses. C’est comme ça, et je ne m’en plains pas. A chaque période son énergie. Je m’y retrouve : le monde du Raft n’est pas étranger aux thèmes qui habitent mes écritures. Ainsi, le film aborde l’expérimentation de relations humaines différentes de celles qu’offrent les sociétés humaines à travers ce voyage sur un radeau. Qui dit radeau, dit île, robinsonnade, rêve enfantin d’un monde à l’écart du monde normatif. Vie communautaire, relations ouvertes. On est au cœur des années 70. D’ailleurs, ce sont les images tournées dans les années 70 au cours de cette expédition qui ont d’abord attiré mon attention. Elles étaient si purement belles ces images 16mm ou super 8. Leurs couleurs intenses et chaudes, telles celles de la voile de l’Acali. Le cinéma est un marqueur du temps qui passe. Et ce film aborde aussi cela, en confrontant les visages des participants d’alors, jeunes gens dans la force de l’âge, aux visages des survivants d’aujourd’hui, ces 7 personnes réunies par Marcus dans un studio où a été reconstruit le radeau pour les besoins du film.

En janvier 2017, le centre Pompidou de Paris a exposé dans le cadre de son festival Hors pistes (dont la thématique était cette année là « la traversée ») une installation qui était la réplique à l’échelle du radeau de l’expédition Acali dans laquelle étaient projetées des images et des photos de l’époque. Ce radeau avait été construit pour le tournage d’un film.

Marcus Lindeen est riche de deux héritages différents. Il a travaillé à la radio suédoise comme journaliste d’investigation, il a  travaillé et écrit toujours pour le théâtre. J’ai regardé les Regretters, un extraordinaire film qui réunit deux hommes sur un plateau de théâtre, qui échangent sur leur expérience commune: né sous le sexe masculin, ils y ont renoncé, ont passé une partie de leur vie dans un corps de femme, sont revenus à leurs corps d’hommes. Au cours du film, ils font le bilan de la condition féminine, si difficile selon eux,  évoquent la solitude et la brièveté des vies humaines, les choix que chacun fait ou ne fait pas  dans sa vie en réaction aux oppressions subies, aux histoires familiales,  la liberté rêvée et rarement atteinte, thèmes que le Raft explore aussi à sa façon. Après avoir visionné ce film, j’avais grande envie de travailler avec Marcus. Nous nous y sommes mis.

Je viens de la fiction, c’est mon premier amour et je la pratique toujours. Quand je regarde les bobines numérisées des archives que Marcus a découvert sur une étagère dans une université mexicaine,  8 heures d’images muettes, tournées soit par le japonais Eisuke à la demande de l’anthropologue, soit par Mary, l’américaine, je ne peux résister de les monter comme des scènes d’un film narratif, ce qu’elles sont d’une certaine manière car elles racontent certains épisodes marquants du voyage. Il m’était évident que l’originalité du film résiderait dans le contraste entre le récit des souvenirs racontés par les survivants filmés par Marcus dans le studio, et celui tel que le racontait Santiago dans son livre sur le voyage, tout comme il existait un contraste fantastique entre les images tournées par Marcus des protagonistes devenus âgés et les images des mêmes personnes, 40 ans auparavant, chacun avouant d’une certaine façon à quel point ce voyage avait marqué ou transformé sa vie.

On a commencé à raconter le voyage, en créant de scènes comme en fiction, sauf que les images sont de vraies images et les moments filmés de véritables moments vécus. Le cinéma documentaire, mal aimé du public car mal connu (et parfois didactique hélàs) , offre une liberté formelle rarement atteinte en fiction, et trouble profondément le spectateur de part sa nature « réelle ». On est là face à la magie pure du cinéma, celui des frères Lumière face à celui de Georges Méliès. Je pense particulièrement à la scène où le fiancé de la Capitaine tente de la faire revenir, où nous avons utilisé une bande son de radio amateur retrouvée par Marcus, à celle où ils pêchent un requin et sont comme entraînés dans une furie collective, à celle où Santiago manque de se noyer par orgueil en plongeant… toutes ces scènes racontées par les moyens du cinéma, montage, musique, sons divers et…. prises de vues réelles…. et je crois qu’au final en regardant le film, on assiste au voyage comme si on y était, on est dans la tête de Santiago et on revient au présent avec les scènes de studio pour raconter ce qui n’a pas été filmé à l’époque, critiquer, rire ou pleurer au souvenir de ce voyage inoubliable et symbolique…

A lire aussi

en anglais:

http://www.nordiskfilmogtvfond.com/news/stories/the-raft-marcus-lindeen-discusses-one-of-the-strangest-scientific-experiments-of-all-time

https://www.theguardian.com/film/2019/jan/14/mutiny-on-the-sex-raft-70s-experiment-santiago-genoves

en français:

Entretien avec Marcus Lindeen

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Les objets https://www.alexandrastrauss.fr/les-objets/ https://www.alexandrastrauss.fr/les-objets/#respond Wed, 15 Aug 2018 21:35:29 +0000 http://www.alexandrastrauss.fr/?p=1224 1. Sur mes étagères trônent des objets divers, hétéroclites. Les amis de passage trouvent la maison chaleureuse. Les objets y sont pour quelque chose. Chacun a une histoire. Certains me rappellent la personne qui me l’a offerte, le lieu d’où je les ai rapportés, le moment où j’ai posé ma main sur eux pour les […]

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« Natura morta », 1927 de Giorgio MORANDI – Courtesy Sammlung Lambrecht-Schadeberg

1.

Sur mes étagères trônent des objets divers, hétéroclites. Les amis de passage trouvent la maison chaleureuse. Les objets y sont pour quelque chose. Chacun a une histoire. Certains me rappellent la personne qui me l’a offerte, le lieu d’où je les ai rapportés, le moment où j’ai posé ma main sur eux pour les rendre miens. Ils sont un lien avec le passé, avec la vie qui passe, mis qui a été « présent ». Ils sont la preuve d’épisodes vécus, de bonheurs, de tristesses. Ils décorent les murs et les meubles. Ils remplissent l’espace de beauté et de sens. Ils m’étouffent.
Sur mes étagères, de plus en plus d’objets. La mort de mes proches remplit la maison de leurs objets. Déjà, j’avais dix neuf ans, la mort d’une amie, si injuste me semblait-il alors, et encore, si terrifiante, avait laissé chez moi comme la vague après la tempête, des objets lui appartenant. Je m’en occupais comme je me serais occupé d’un animal de compagnie abandonné. Les toucher, les changer de place, me faisait penser à elle. Une religion en quelque sorte.
Puis récemment, sont venues: la mort de ma grand-mère.
La mort de ma mère.

Les objets qui se déposent chez moi, comme les nouvelles strates de terre dans un chantier d’archéologie, sont ceux qui ont accompagné leurs vies entières, des vies remplies, des vies finies. Je les ai vus chez elles tout au long de mon enfance, de mon adolescence, de ma vie d’adulte, sur le rebord des bibliothèques, les tables basses, les dessus des cheminées. Avec certains, j’ai joué enfant. D’autres, je les ai regardés avec envie, rêvant de les posséder. Chez elles, il y avait déjà des objets chargés d’histoires. Le pot indien rapporté par un arrière-grand-père d’Inde, au début du 20ème siècle. Histoires familiales. Légendes dont on ne sait ce qui est vrai ou pas. Cet homme avait abandonné sa famille deux années entières pour découvrir l’Asie. Il était revenu chargé de cadeaux. Le nécessaire à couture d’une arrière-grand-tante, déportée. Inutile, pas vraiment beau; bizarre, incongru.
Les portraits de morts inconnus et anonymes pour moi, encadrés de cuivre, de bois, d’argent parfois.

Une amie afghane regarde ces objets avec admiration. Chez elle, trop de guerres, trop de remous, pas assez de bourgeoisie qui s’incarne dans ce qu’elle possède, pas d’objets que l’on se passe d’une génération à l’autre, qui ornent le foyer, le rend chaleureux, joli, rempli d’âme. Ou qui le rend étouffant.
Moi, à vingt ans, je recevais avec plaisir ces objets. Je déménageais avec.
Puis ils ont commencé à s’accumuler.
Il y eut un jour où j’ai fini par posséder plusieurs théières, plusieurs cadres anciens, plusieurs tasses dépareillées ravissantes, plusieurs boites originaires de Chine, d’Inde, ou d’ailleurs. Tant de vases. De petits pots où l’on dépose des clous, des agrafes, des boucles d’oreilles solitaires, des pièces de monnaie. J’ai réalisé que je n’avais jamais acheté une tasse que j’aurais choisie. Tout m’était venu des morts. A qui je rendais un culte, un peu comme François Truffaut dans La Chambre Verte, ou Antoine Doinel dans les 4OO coups.
Impossible de les jeter sans avoir l’impression de jeter un peu de ces autres disparus.
C’est l’invasion de la vie par la mort.
Mais c’est aussi la définition de celle que je me sens être. Une sorte de récipiendaire des souvenirs, des bribes d’histoires auxquelles je tente de donner un sens en écrivant, en rêvant.
La grand-mère, la mère, adorées, qui ont trouvé, acheté, choisi, touché les choses qui maintenant ornent mon univers quotidien.
Pour en venir à quoi ? Pour en venir à cela.

2.

« Les objets » par Philippe Katerine:
Tous ces objets qu’on a connu,
À qui vont-ils appartenir?
Que vont-ils devenir?
Ça je n’en sais rien.
Oui l’harmonica je vais jouer l’harmonica,
Mais ces outils pour quel jardin? Je n’en sais rien.

Qui lira ces bouquins d’Histoire?
Qui sourira dans son miroir?
Et les habits je n’en parle pas,
Qui portera ce blouson là?
Ce que je veux pas c’est croiser quelqu’un qui l’a sur le dos je tuerai ce salaud ou j’en sais rien.

Les objets vivent plus longtemps,
Les objets vivent plus longtemps,
Que les gen-en-en-en-en-en-en-en-ens.
Pas toujours évidemment.
Mais souvent les objets vivent plus longtemps que les gens.

P’t-être pas la boîte d’allumettes,

Ni la cigarette.
Et la maison qui l’achètera?
Et le gazon qui le taillera?
Sa fenêtre ils ouvriront.
Sa porte ils refermeront.
Puis un jour ils mourront et ceux qui resteront revendront sa durera combien? Je n’en sais rien.

Les objets vivent plus longtemps,
Les objets vivent plus longtemps,
Que les gen-en-en-en-en-en-en-en-ens.
Pas toujours évidemment.
Mais souvent les objets vivent plus longtemps que les gens.

Le triangle.
Le piano.
Piano.
L’harmonica.

 

3.

Petites pensées sur le départ des enfants.

Moi aussi je suis partie un jour, vers 18 ans, habiter seule dans ma chambrette d’étudiante. Moi non plus je n’ai pas eu une pensée pour ma mère, je partais avec le chat, mes livres et quelques disques noirs et lourds. Je partais vers un espace minuscule que je ne partagerai avec personne,  où mes parents ignoreraient mes actes. Liberté amoureuse, liberté des rythmes, liberté en tout. Ma seule discipline pour frein. Le bonheur.

On ne réalise le bonheur qu’une fois qu’il est terminé, n’est-ce pas ? Au travers de la tristesse de la période qui s’achève.

La tristesse, seule mesure du bonheur.

Quand j’étais enceinte, la première fois, la merveilleuse monteuse amie dont j’étais l’assistante, une femme de l’âge de mes parents, m’a chuchoté, un après-midi dans l’obscurité d’une salle de projection : profites en bien, l’enfance est une période très courte. Et c’est vrai. Et le temps des jeunes parents s’accélère tant il est rempli de gestes nouveaux, qui viennent s’ajouter aux gestes habituels. On ne lave plus que sa vaisselle, mais celle des enfants, son linge, mais le leur, on remplit le frigo pour deux fois plus de personnes, on leur donne un temps qu’on s’enlève à soi-même. Et pourtant, cette petite vingtaine d’années si remplie, elle passe. Et vient le jour où l’enfant devient un adulte à peine ressemblant à l’enfant des photos, qui a sa pensée, son humour, ses sales habitudes, ses bonnes manières ou pas. Un être qui s’en va et laisse derrière lui des livres, des jeux, des vêtements, des bibelots, familiers, si familiers, qui chacun raconte de multiples histoires, des journées, des soirées, des nuits, des moments à peine ressentis et à jamais disparus. Des choses encombrantes une fois de plus. Des choses émouvantes qui font se sentir vieux, se sentir triste, se sentir aimé, mais de loin, à jamais.

 

4.

Et moi oui, je me dis qu’ils me survivront certains de ces objets.
Je me dis que je pourrais écrire leur histoire à chacun. Ou l’inventer le cas échéant.
Que chacun sans doute pourraient témoigner d’histoires.
Chez ma mère, quand je l’ai trouvée, ils étaient là, comme des yeux me regardant, témoins de la mort qui lui était arrivée violemment, regardant ma stupeur face à l’inéluctable, leur savoir pour moi à jamais inaccessible.
Objets témoins des vies, des bonheurs, des désespoirs.
Comme ces petits textes que je jette parfois dans le silence, mais qui survivent à l’instant où je les ai mis au monde.

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de l’écriture et des cahiers de recettes https://www.alexandrastrauss.fr/de-l-ecriture-et-des-recettes-de-cuisine/ https://www.alexandrastrauss.fr/de-l-ecriture-et-des-recettes-de-cuisine/#comments Fri, 31 Mar 2017 13:43:20 +0000 http://www.alexandrastrauss.fr/?p=1208 « Work in  progress » comme on dit. De l’écriture et du rangement des cuisines. Ou de l’écriture et des recettes de cuisine.   Depuis quelques années, je travaille de temps à autre sur un récit qui concerne une grand-mère et sa petite fille. La vieille femme n’est pas ma grand-mère, Louise, morte l’année dernière à 102 […]

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« Work in  progress » comme on dit. De l’écriture et du rangement des cuisines.

Ou de l’écriture et des recettes de cuisine.

 

Depuis quelques années, je travaille de temps à autre sur un récit qui concerne une grand-mère et sa petite fille. La vieille femme n’est pas ma grand-mère, Louise, morte l’année dernière à 102 ans, même si elles ont quelques particularités en commun. Mon personnage est allemand et son destin n’est pas celui de ma grand-mère. Tout comme la narratrice n’est pas moi. Mais une jeune femme née plus tard que moi, qui a son métier et son histoire. A travers ces deux là, je cherche à raconter une relation idéale entre deux générations, une transmission, et quelque part bien sur je puise en moi pour retrouver des souvenirs, ces gestes, détails qui donnent à un récit de fiction sa vérité et qui ne peuvent se trouver qu’en soi, dans les émotions passées, le vécu.
Aujourd’hui je réfléchis donc à tout cela en rangeant une étagère de la cuisine.

Et je tombe sur ce vieil agenda. Je ne trouve pas de date dessus, la couverture a disparu, mais il semble sorti des années 1970. Le premier janvier tombe un mardi, sans doute serait-il facile de retrouver l’année précise. Mais cela ne m’intéresse pas. Cet agenda à spirales, qui a appartenu à ma grand-mère, et que j’ai récupéré dans sa cuisine après sa mort, n’a pas servi d’agenda, mais de livre de recettes. Moi aussi j’ai un cahier bleu que je traîne d’habitation en habitation, sur lequel j’ai recopié des recettes qui me plaisent, celles d’amis, de membres de ma famille, cahier que j’ai commencé à l’adolescence lors des si divertissants cours de cuisine au collège.

L’agenda de ma grand-mère conserve des recettes qu’elle a recopié à la main, et son écriture m’émeut, elle m’est très familière, elle fait remonter en moi des images dont je vais me servir pour écrire, et que je note pour m’en servir dans l’écriture de ce récit pour l’instant esquissé.

Il y a aussi dans ce cahier des recettes découpées dans des journaux, et même quelques unes qui paraissent dater d’une génération encore antérieure à celle de ma grand-mère, le papier en est franchement jauni, et l’écriture semble dater d’il y a plus de 100 ans. Peut-être une recette de la belle-mère de ma grand-mère ? Celle dont j’ai hérité du prénom comme deuxième prénom ? Là j’imagine. Je fais de la fiction. Bref, ce que je voulais toucher avec ces photos, et ce court texte, c’est le processus de l’imaginaire. Comment cet agenda ne m’intéresse pas pour ce qu’il contient (quoique la recette du soufflé au chocolat puisse me donner envie de la tenter) mais pour ce qu’il évoque, ce qu’il me raconte d’une époque, d’une personne, ce qu’il fait venir de souvenirs, d’associations d’idées.

Ceci dit, avez-vous remarqué que l’on lit de moins en moins l’écriture manuscrite des personnes que l’on aime ?

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Bonne année et résolutions 2017 https://www.alexandrastrauss.fr/bonne-annee-et-resolutions-2017/ https://www.alexandrastrauss.fr/bonne-annee-et-resolutions-2017/#comments Wed, 04 Jan 2017 13:09:16 +0000 http://www.alexandrastrauss.fr/?p=1197 Toutes les philosophies (et religions) le proclament: pour être heureux et changer le monde autour de soi, il faut commencer par soi. Certains dont moi penseront que le vice premier de l’homme est la paresse. Et j’ai comme l’impression que notre époque la favorise. Bon, je ne suis pas coach, ni maître à penser. Je […]

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Hieronymus Bosch, La paresse, détail de l’oeuvre Les Sept Péchés capitaux et les Quatre Dernières Étapes humaines Musée du Prado

Toutes les philosophies (et religions) le proclament: pour être heureux et changer le monde autour de soi, il faut commencer par soi.

Certains dont moi penseront que le vice premier de l’homme est la paresse. Et j’ai comme l’impression que notre époque la favorise. Bon, je ne suis pas coach, ni maître à penser. Je suis quelqu’un qui écrit, qui organise les récits et les pensées dans ces narrations de notre époque que sont les films, bref ni gourou, ni politique, ni femme de terrain. Une intellectuelle, de par mon éducation, ma culture, mon parcours. Difficile d’aller contre cela. A la question de pourquoi il ne fait pas de films sur un sujet d’écologie, Monsieur Ken Loach dit: «c’est un sujet primordial, mais il faut entretenir un rapport de cinéma au sujet.» Et il signifie par là qu’il faut, pour traiter correctement et passionnément d’un sujet, puiser dans sa propre expérience, sa propre histoire. L’énergie et la justesse de la pensée ne viennent pas de nulle part, mais du parcours de chacun. 

Mon histoire est donc d’aimer le cinéma, la littérature et de tenter d’en vivre, et de m’en servir pour trouver un sens à la vie là où je me rêverais d’aider les migrants, de lutter sur le terrain contre l’érosion des sols, le bétonnage, la disparition des moineaux et des éléphants, bref de lutter contre ceux qui font activement le vilain monde d’aujourd’hui. Mais voilà, ce n’est pas mon terrain et je tente d’apporter mon grain de sel en diffusant des idées, par l’écrit, le cinéma, et même par internet, et par les choix de mon mode de vie, nourriture, énergie, transports…

En ce début d’année, face au constat que je passe de moins en moins de temps à lire, je décide de lire plus. Je constate aussi que ma séance hebdomadaire de yoga m’apporte un plaisir et une force extraordinaires, mais que je progresse peu. Or en yoga, comme en musique, et sans doute en toutes choses, la stagnation décourage alors que le progrès marque une amélioration des capacités de son être, ce qui est une victoire sur les forces du Temps. Notre corps est notre seule maison, n’est ce pas ? Je constate aussi que ma production de pommes de terre et de poireaux du jardin est déjà épuisée alors que nous ne sommes qu’en janvier. Et enfin, je constate que je passe beaucoup de temps sur mes écrans d’ordinateur et de téléphone, ce qui est en soi une bonne chose, je peux ainsi suivre ce que font mes amis, mais aussi me tenir au courant des nouvelles du monde et m’engager à partager certaines informations. Or vingt minutes sur internet passent comme un bref instant. J’en reviens à un petit calcul. Vais-je être capable de passer au minimum 20 minutes par jour à lire du roman (ou un essai) et à pratiquer seule 20 minutes de yoga ? Je passe le jardin car c’est un plaisir facile, j’ai acheté les graines, et le printemps viendra.

20 minutes ce n’est pas beaucoup, mais justement. Pour rendre mes résolutions possible dans la vie que je mène, il ne faut pas que je mette la barre trop haut. Or 20 minutes ce n’est rien. Ou presque. Car il faut le prendre ce temps. Il faut se prendre en main. Lutter contre la paresse. Là où le temps passe seul sur les écrans. Prendre donc le temps, après la douche, avant de travailler, de sortir le tapis, de s’asseoir, de cesser de penser à la machine de linge, aux enfants, au travail, aux articles lus…. Prendre 20 minutes pour étirer les bras et les côtes, faire de l’espace dans le haut du corps pour mieux respirer, assouplir les dures hanches, trouver l’équilibre, muscler ses bras, puis se détendre totalement, le plus difficile pour moi.

Et bien, en général, après 4 minutes, j’en ai assez. Une impatience monte en moi, une envie d’arrêter l’effort. Tant de choses à faire, tant de pensées. Mais non, continuer. Et les seize minutes restantes, et souvent plus, une fois la paresse combattue, passent vite, et agréablement.

Lire, c’est pareil. Trouver un fauteuil, après le déjeuner peut-être ? Ou le soir ? Et se poser activement 20 minutes dans l’univers d’un étranger, d’un monde, d’une pensée, avec des personnages, une vision… Pas facile non plus. Moins facile que de regarder un film. Mais un si grand plaisir. Immense. Quant aux bénéfices de la lecture sur papier, je vous renvoie à de multiples articles sur le net… Sans parler de l’exemple que l’on donne aux enfants. Mais ceci n’est pas mon sujet aujourd’hui.

Aujourd’hui, je voulais juste vous souhaiter une bonne année. Vous faire part de mes trois résolutions, dont la première est d’améliorer mon potager, ces 20 minutes de yoga et de littérature par jour. A imposer à son corps, à son esprit, car je suis certaine que cette auto discipline, qui n’apporte que du plaisir, est un premier pas vers mon engagement dans le monde. Bonne année. Je vous souhaite de ne pas être paresseux, ni effrayés, ni résignés. Faites du yoga, de la musique, lisez, lisez, apprenez, écrivez, agissez !

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I am not your negro, montage d’un film https://www.alexandrastrauss.fr/i-am-not-your-negro-montage-dun-film/ https://www.alexandrastrauss.fr/i-am-not-your-negro-montage-dun-film/#comments Thu, 08 Dec 2016 13:22:59 +0000 http://www.alexandrastrauss.fr/?p=1187   MONTAGE d’un film: I AM NOT YOUR NEGRO   (English text below) Faire un film à partir de la pensée d’un écrivain, quel défi ! Surtout quand elle est si claire, si brillante. Car comment fabriquer un film avec des idées alors qu’un film est un enchevêtrement de sons et d’images dans lequel une […]

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MONTAGE d’un film: I AM NOT YOUR NEGRO

 

(English text below)

Faire un film à partir de la pensée d’un écrivain, quel défi ! Surtout quand elle est si claire, si brillante. Car comment fabriquer un film avec des idées alors qu’un film est un enchevêtrement de sons et d’images dans lequel une pensée ne peut être transmise que par des mots ?

Les mots, il est facile de s’y noyer lorsque le media est un flux qu’on ne peut pas interrompre, et non pas un livre dans lequel on peut revenir en arrière. Le sens du temps d’un film est autre, et surtout la juxtaposition images/ sons/ concepts y est autre.

Voilà, on y est. On parle montage: temps, rythme, juxtapositions.

Au début du projet de ce film, il y a la volonté de Raoul Peck de rendre sa visibilité à la pensée de James Baldwin, qu’il admire, à laquelle il se confronte depuis des décennies, et de faire résonner l’acuité, la beauté et l’intelligence de ses mots dans le contexte d’aujourd’hui. Au départ du travail, il y a ce document dans lequel Raoul Peck a compilé toute l’œuvre de Baldwin pour en extraire ce qui concerne l’analyse de la fabrication par les images (cinéma, publicités, films de propagande) de ce personnage de fiction qu’est «le nègre». Un pavé ce scénario… Je me disais qu’on allait faire un film de plusieurs heures avec tout ça. Dans ce document aussi, déjà, des idées d’images, car Baldwin a beaucoup écrit sur le cinéma, et il y a des incontournables, les films dont il parle, que ce soit ceux qu’il a vus enfant et qui l’ont marqué, que ceux sur lesquels il a écrit des articles critiques. (1)

Pour donner un cadre narratif à ce contenu, nous sommes partis des pages d’un manuscrit inachevé transmis à Raoul Peck par la famille de Baldwin, portant le titre de Remember this house, qui nous donnait une sorte de canevas, une direction: le film serait ce livre inachevé, ou du moins une proposition de ce qu’il aurait pu contenir.

Dès le départ, j’ai à «mettre ensemble» l’hétérogène. Il fallait nouer d’une part le projet inabouti de Baldwin, en retraversant l’histoire de trois de ses amis, Martin Luther King Jr., Medgar Evers et Malcolm X, figures historiques des mouvements des droits civiques des années 1960 et tous trois morts assassinés, d’autre part, une pensée qui brassait l’expérience, la vie et les engagements de l’homme Baldwin.

Le danger était de faire un film sur les droits civiques, ou un film biographique. Et évidemment nous ne pouvions éluder complètement ces deux aspects.

Donc je me retrouve avec un texte qui ne sera issu que la pensée de Baldwin. Mais attention, deux matières bien différentes: les extraits de ses livres qui seront forcément dits par une voix OFF et les extraits d’émissions ou de films dans lesquels nous voyons James Baldwin filmé.

Le premier bout à bout sera pour nous un test: peut-on librement faire s’enchaîner une voix qui n’est pas celle de Baldwin avec l’image et la parole de Baldwin ? Le premier montage nous démontre que oui, nous pouvons être libres, si nous fabriquons une continuité discursive entre ces deux matières, de passer d’une voix à l’autre sans même avoir besoin que la voix off soit une imitation de la voix de Baldwin.

Pour ce qui est de montrer Baldwin en personne, Raoul Peck a identifié 5 ou 6 films documentaires et émissions de télévision de l’époque dans lesquels l’écrivain s’exprime de façon particulièrement brillante (2), sinon, on entend donc ses écrits lus. Pour trouver les images qui vont entrer en résonance avec cette pensée commence le travail des documentalistes qui vont aller chercher des photos, des films anciens, des actualités, publicités, films amateurs, couvertures de journaux. Nous ne nous refusons rien et cette liberté nous permet d’essayer, de chercher, d’inventer des séquences qui vont se faire heurter des images et un texte (principalement pour exprimer la violence américaine, violence policière, violence des barrières invisibles inscrites dans les comportements) ou au contraire des séquences émotionnelles qui elles transmettent plutôt la tristesse baldwinienne face au constat qu’il fait, et parfois, ses propositions pour changer l’état de fait.

Nous savons que nous aurons des limites, des images à remplacer pour des questions de droits, de coûts, d’accès, de qualité. Dans un premier temps, je reçois le feu vert pour tout utiliser. Reste à ne pas se perdre dans cette diversité de sources, à ne pas perdre la voix de Baldwin, à ne jamais être gratuit, mais au plus près de ce que doit engendrer un film, des émotions, des réflexions.

La forme du film s’est construite au montage et sa réussite tient selon moi essentiellement au fait que nous avons travaillé dans une liberté totale quant au contenu iconographique, dans un luxe de temps qui fait que sur deux années au cours desquelles j’ai travaillé sur d’autres projets, revenir régulièrement à celui-ci m’a donné à chaque fois plus de recul et de compréhension quant au film que nous étions en train de fabriquer. A chaque fois, les documentalistes avaient avancé dans leurs recherches et fournissaient un matériel plus rare ou plus précis par rapport à ce qui était recherché. A chaque fois, le financement avançait et notre liberté de choisir librement des archives avec. Un processus de production extrêmement favorable à la créativité sans mettre de côté le fait que Raoul m’a donné sa confiance pour apporter à son film d’idées cet élément essentiel qui est très difficile à décrire et qui est une sorte d’inspiration poétique, intuitive qui peut survenir à la table de montage quand on a du temps et de l’empathie pour le sujet.

Godard écrivait : «Si mettre en scène est un regard, monter est un battement de cœur»(3). On est en effet au cœur même du mystère du cinéma, dans ce processus du montage où s’ordonne et se construit la pulsation d’un film afin de produire son effet sur le spectateur, lui donner à penser et à ressentir.

I AM NOT YOUR NEGRO est un film artisanal. Il s’est fait à l’atelier avec au départ des images téléchargées d’internet, des photos scannées, une voix off qui est passée par trois stades, la voix de Raoul d’abord, puis la voix plus typique d’un noir américain élevé à Harlem, avec son rythme mélodique, afin de nous approcher de Baldwin, enfin, la voix de Samuel L. Jackson, qui lui a travaillé sur un texte quasiment définitif quant à sa longueur et son ordre.

Grace à cette voix off, qui était mon conducteur, dans laquelle nous avons essayé et effectué des coupes ou des changements de place, ainsi qu’on le fait toujours en montage pour travailler sur la continuité et l’intensité dramatique, j’ai donc inséré des images ou des sons, suivant notre choix d’alterner différentes matières.

Il est certain que l’on écoute mieux le «sens» quand on prend le temps de regarder une unique photo, au lieu d’en accumuler une série et qu’il est passionnant d’en relever certains détails par des zooms ou des mouvements dans la photo.

Il est sur qu’en juxtaposant un texte et des images qui racontent son contraire, qu’en misant sur les décalages, l’humour ou l’émotion, on faisait monter le film de plusieurs degré en puissance.

Laisser «respirer» une photographie sous une musique participait à cet effort et nous a aussi permis de travailler sur l’héritage musical des noirs américains en écho avec la pensée de Baldwin c’est à dire en choisissant des musiques qui expriment la détresse, la tristesse ou la révolte des noirs américains subissant le rôle qu’on leur fait endosser, mais aussi en nouant cet héritage avec une musique originale de film qui devait être comme un récit additionnel. Nous avons fait appel au compositeur Alexei Aigui, avec qui Raoul travaille régulièrement et dont j’avais dans un premier temps utilisé d’anciennes musiques pour marquer les moments du film où nous pensions que la musique jouait un rôle dramatique. Il a alors composé des maquettes, qui ne seraient remplacées par la véritable musique enregistrée avec un orchestre qu’en fin de montage, lorsque les longueurs de séquences ne bougeraient plus.

L’autre incroyable possibilité que nous a donné le processus de production du film est que nous avons pu l’inventer au point de pouvoir imaginer où il nous faudrait des images tournées aujourd’hui et de les tourner en fin de montage. Tirer le film vers le monde contemporain, ou plutôt effacer les frontières du temps historique était un autre défi du film et dès le départ, nous nous sommes permis de mettre en parallèle ou en opposition des images d’archives avec des images contemporaines. Rendre à la pensée de Baldwin ce qu’elle a d’incroyablement contemporain, faire le constat que ce qu’il a décrit il y a quarante ou cinquante ans ans sonne comme s’il l’avait écrit hier. Les images tournées sont un véritable aboutissement du processus de création de ce film. Un luxe, je vous dis, pour le monteur et le réalisateur que de tourner en fin de montage les images qui manquent.

C’est ainsi qu’en va et vient entre les deux voix, entre les documents d’archives et les images contemporaines, les musiques «classiques» et les musiques composées pour le film, les photos de photographes et les vidéos de surveillance, les extraits de films classiques et les images tournées spécialement pour le film, nous nous sommes approchés peu à peu du film que vous avez pu voir, ou verrez un jour, qui, aux yeux de la plupart de ses spectateurs les frappe par la puissance de son flux narratif les entraînant dans un voyage à l’intérieur d’une pensée et qui résonne dans le présent pour, espérons-le, faire changer les mentalités et la conception de ce qu’est une identité nationale. Un concept jamais aussi simple que ce que veulent bien nous apprendre les manuels scolaires et les images issues d’une catégorie dominante.

 

1/ Il s’agit des films comme Uncle Tom’s Cabin, The Defiant Ones, Dance Fools Dance, They won’t forget, Guess who is coming to dinner, in the heat of the night.

2/The Dick Cavett show 1968, the cambridge union debate, The negro and the american promise, Baldwinn’s nigger, the florida forum.

3/Montage, mon beau souci, Cahiers du cinéma 65, 1965, Jean-Luc Godard

Une autre manière d’évoquer ce travail de montage dans  une interview que j’ai donnée:

http://nofilmschool.com/2017/02/i-am-not-your-negro-oscar-editor-alexandra-strauss-interview

 

 

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EDITING “I AM NOT YOUR NEGRO”

 


To make a film from the thinking of a writer, what a challenge! Especially when it is so clear, so brilliant
. How to make a film with ideas, whereas a film is a tangle of sounds and images in which a thought can be transmitted only by words? Words can easily be drowned when the media is a flow that can not be interrupted, as a book in which one can go backwards. The perception of time is different in a film, and especially the juxtaposition of images / sounds / concepts is different.

There we are. Talking of montage: time, rhythm, juxtapositions.

At the beginning of I AM NOT YOUR NEGRO, is Raoul Peck’s desire to give visibility to the thinking of James Baldwin in the context of today. James Baldwin, whose work he has been confronting himself with for decades. Thus, there was a first document in which Raoul Peck compiled the entire works of James Baldwin in order to extract what concerns the analysis of the invention through images (cinema, advertising, propaganda films) of this character of fiction, the negro. A massive scenario. I thought we were going to make a film of several hours. In this document too, already, ideas of images, as Baldwin wrote extensively about cinema, there were some unavoidable films, those he saw as a child and marked him, or those on which he wrote critiques. (1)


The pages of an incomplete manuscript given to Raoul Peck by the Baldwin family, entitled
Remember this house, would give us a kind of narrative direction: the film would be this unfinished book, or at least a proposition of what it might have contained.
From the
very beginning, I have to « put together » what is the heterogeneous. I have to tie together Baldwin’s unfinished project, the story of three of his friends, Martin Luther King Jr., Medgar Evers and Malcolm X, historical figures of the Civil Rights movement, and all three assassinated, with his words that were brewing together his experience, his life and his commitments.
The danger was to make a film about Civil Rights, or a biographical film. And of course we could not completely elude these two aspects.

So I find myself with a text that will only emerge from Baldwin’s words. Two very different origins: the extracts of his books which will be necessarily read by a voice over and the excerpts of programs or films in which we see James Baldwin talking.
The first edit will be a test: can we freely connect a voice that is not Baldwin’s with the image and the speech of Baldwin? The first edit shows us that, yes, we can be free, if we make a discursive continuity between these two subjects, to go from one voice to the other without even needing the voice over to be an imitation of the voice of Baldwin .
In terms of showing Baldwin himself, Raoul Peck identified 5 or 6 documentaries and television programs of the period in which the writer speaks particularly brilliantly and clearly. To find the images that will resonate with his written words begins the work of the documentalists who have to go through many photos, old movies, new
s reels, newspapers covers, advertisements, amateur movies.

We do not refuse anything. It is this freedom that allows us to try, to seek, to invent sequences in which images and text hit head on (mainly to express American violence, police violence and historical violence) or on the contrary emotional sequences which rather transmit the Baldwinian sadness to the observation that it makes, and sometimes his proposals to change the state of affairs.
We know we will have limits, images to replace for issues
regarding rights, cost, access, quality. At first, I get the green light to use everything. I just have to be careful not to get lost in this diversity of sources, not to lose the voice of Baldwin, never to be pointless, but closer to what a film must generate: emotions, reflexion.

The form of the film came together little by little. I think its success is essentially due to the fact that we worked with complete freedom in terms of iconographic content, in a luxury of time. During the two years to make this film, during which I also worked on other projects, I came back to it regularly and every time it allowed me more distance and understanding on the film we were making. Each time, the documentalists had advanced in their researches and supplied us with material that was more rare or more precise. Each time, the funding advanced and our liberty to freely choose archives did too. This type of production process is extremely favorable to creativity that can occur at the editing table when you have time and empath for the subject. Raoul Peck trusted me to bring to his film of ideas, this essential element which is very difficult to describe and which is a kind of poetic intuitive inspiration.
Godard wrote: « 
If direction is a look, editing is a heartbeat » (3). That is indeed the very heart of the mystery of cinema, in this process of editing where the pulsation of a film is built in order to produce its effect on the viewer, to make them think and feel.

I AM NOT YOUR NEGRO is a very crafted film. First, our material was downloaded from the internet, scanned photos. The voice over went through three stages: Raoul’s voice first, then the more typical voice of a black American, brought up in Harlem, with his melodic rhythm, in order to approach Baldwin. Finally, came the voice of Samuel L. Jackson, who worked on a quasi definitive text as far as length and order are concerned.
Thanks to this voice, which was my conductor, we were able to try cuts or changes of place, as we always do in editing
, to work on continuity and dramatic intensity.
From this voice, I inserted images or sounds, according to our choice to alternate different subjects. It is certain that one listens better to the « sense » when one takes the time to look at a single photo, instead of accumulating a serie
s and it is exciting to zoom in on certain details or move around the photo. By juxtaposing text and images that tell opposite stories, by using humor or emotion, the power of the film was heightened by several degrees. Letting a photograph breathe under music contributed to this effort and also put us to work on the musical heritage of black Americans echoing Baldwin’s thought by choosing musics that express distress, sadness or revolt of black Americans forced to play the role they are forced to shoulder.

The other incredible possibility the schedule of the film gave us is that we were able to imagine where we would need images shot today and to shoot them at the end of editing. To shoot the film towards the contemporary world, or rather to erase the borders of historical time was indeed another challenge of the film. From the start we allowed ourselves to put in parallel, or in opposition, images of archives alongside contemporary images. This is to show how contemporary Baldwin’s thinking is, to make the observation that, alas, what he wrote forty or fifty years ago sounds as if he had written it yesterday. The filmed images are thus a real culmination of the process of making this film. A luxury, I tell you, for the editor and the director to shoot the missing images at the end of the editing.
Thus, between the two voices, between archival and contemporary footage, photographs of photographers and surveillance videos, excerpts from classic films and footage we ordered
, we gradually approached the film that you saw, or will one day see, which in the eyes of most of its spectators, strikes them by the power of its narrative flow dragging them into a journey inside a thinking and resonating into the present; hopefully, that’s what the film is there for, to change the mentalities and the conception of what a national identity is; a much more complex notion than what text books or images given by the dominant category give us. History has many voices and one should open the mind to all of them.


1 /
Uncle Tom’s Cabin, The Defiant Ones, Dance Fools Dance, They will not forget, Guess who is coming to dinner, in the heat of the night.
2 /
The Dick Cavett show 1968, the cambridge union debate, The negro and the american promise, Baldwinn’s nigger, the Florida forum.
3 /
Montage, mon beau souci, Cahiers du cinéma 65, 1965, Jean-Luc Godard

Other aspects about that editing in my interview:

http://nofilmschool.com/2017/02/i-am-not-your-negro-oscar-editor-alexandra-strauss-interview

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Pour justifier les larmes de demain https://www.alexandrastrauss.fr/pour-justifier-les-larmes-de-demain/ https://www.alexandrastrauss.fr/pour-justifier-les-larmes-de-demain/#comments Mon, 17 Oct 2016 14:00:52 +0000 http://www.alexandrastrauss.fr/?p=1175 Je m’interroge sur l’essence de la vie et l’écriture est sans aucun doute le lieu idéal de cette interrogation. Je sors de plus d’un an et demi de travail dans le cinéma. Cela ne m’était encore jamais arrivé de passer d’un film à l’autre, ni d’être confrontée à tant de plaisir dans ce métier, à […]

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Forêt de bouleaux en automne, 1903 Gustav Klimt, Vienne, Osterreichische Galerie

Forêt de bouleaux en automne, 1903
Gustav Klimt, Vienne, Osterreichische Galerie

Je m’interroge sur l’essence de la vie et l’écriture est sans aucun doute le lieu idéal de cette interrogation.

Je sors de plus d’un an et demi de travail dans le cinéma. Cela ne m’était encore jamais arrivé de passer d’un film à l’autre, ni d’être confrontée à tant de plaisir dans ce métier, à tant de responsabilités et de pression. Le travail rémunéré a un tel prestige dans notre société qu’il vous permet de tout mettre de côté et vous donne toutes les excuses pour être fatiguée, indisponible, absente, pour repousser les pensées, les ennuis, et les obligations – et je l’oppose ici à l’écriture, ce labeur incompréhensible à ceux qui ne le connaissent pas, et qui plus est inutile économiquement et que tous idéalisent sans le respecter jamais. J’ai donc pendant plus de un an et demi nié certaines réalités qui m’entouraient pour mieux donner forme, sens, rythme et brillant aux films que je montais.

C’est terminé pour un temps. Et avec succès pour certains de ces films. Ce qui est évidemment bon pour mon ego, ma position sociale.

Je me retrouve dans l’automne, saison de tous les questionnements, saisons où les dépressifs dépriment face aux jours qui raccourcissent, aux végétations qui fanent, à l’hiver et aux froids qui menacent.

Je me retrouve face à des journées qui demandent à être remplies, face au sens de la vie.

Cette expression peut paraître ronflante, mais il s’agit pourtant bien de cela. Cette liberté des artistes non employés que nous envient les salariés, doit être disciplinée, emplie par la seule force de notre volonté. Je me retrouve face à mon envie d’écrire, et à la difficulté d’écrire. Face aux questionnements sur le sens de cette souffrance que l’on s’impose pour parvenir à écrire quelques lignes qui n’iront pas à la corbeille au lieu d’aller au cinéma ou de visiter ses amis.

J’ai pris comme allié un livre. Je lis Karl Ove Knausgaard, un auteur norvégien né la même année que moi, dont le déballage intime et lucide de sa vie, son œuvre – est pour moi la grande rencontre de cet automne – me donne l’énergie de me jeter dans ce court texte que vous lisez à cet instant. Ainsi que je l’écris souvent, le principal effet de l’art sur moi (et je peux dire la même chose de la nature) est d’éveiller ce que j’appelle l’inspiration, cette sorte de transe, d’éveil puissant aux idées, cette universalité et ce partage de la sensation du monde grâce à un autre qui est un peintre, un écrivain, un musicien, ou juste les reflets du soleil sur un verger de pommiers chargés de fruits.

Me voilà donc avec mon temps libre, mais confrontée brutalement à ce que je fuyais depuis des mois, la lente progression de la maladie dans le corps et l’esprit de ma mère. Et donc face à ce que la société peut appeler responsabilité, mais aussi face à toute notre histoire, qui va du moment où je sors de son ventre à aujourd’hui, et aussi face à celle qu’un jour je serai, puisqu’ après la disparition de nos parents, nous prenons place en tête du peloton.

Non loin donc, tel l’automne, ma mère semble avoir atteint les limites de ce qui donnait du sens à sa vie. Les rêves de voyages, le plaisir qu’elle tirait à enseigner bénévolement la lecture à des analphabètes, l’espoir de tout quitter pour redémarrer dans un nouveau lieu, tout cela est désormais derrière elle depuis que la maladie avance, accélère son entreprise de destruction la transformant en en être dépendant des autres, sans cesse fatigué et lui ôtant toute possibilité de fuir pour aller vivre ce qui lui plaît au lieu de subir ce qui lui déplaît.

Face à ce constat d’anéantissement programmé de cette personne, avec qui mes relations ne sont pas faciles et ont toujours hésité entre révolte et asservissement, me voilà donc forcée de me demander quelle genre de vie elle pourra maintenant mener alors qu’elle déclare, et de fait elle m’a habituée à ce discours depuis l’enfance, (mais pour la première fois, je l’écoute au lieu de le repousser avec horreur) qu’elle ne veut pas de la vieillesse, que la vie qui l’attend n’a plus de sens, que son corps est trop douloureux, et que sa propre présence lui pèse, avec elle, le retour des cauchemars de l’enfance, des souvenirs de la guerre, enfouis toute sa vie dans l’action, et qui s’en donnent à cœur joie désormais pour imposer à la femme âgée les traumatismes de l’enfance.

Et donc qu’est-ce ce que c’est que la vie ? Pourquoi vivre dans la douleur ? Dans l’angoisse ? Avec l’absence de tout espoir et face au mur infranchissable de la dégradation quotidienne de cette maison qui est l’unique que nous possédions, notre corps ? J’ai toujours pensé que la lutte serait mon choix. Que vieille femme, j’aurais encore des envies, que je pourrais commencer à étudier le japonais à cent ans, pourquoi pas. Qu’avec internet, on est relié au monde, on peut suivre sa folie, ses délirantes accélérations et ses beautés aussi. J’ai le souvenir de mon admiration pour un ami qui mourait trop jeune et à petit feu d’une maladie terrible et semblait se réjouir de chaque jour qu’il avait gagné et  tentait de lui donner un sens. Mais bien sur je n’étais pas dans son intimité. Peut-être ce courage bravache qu’il me semblait avoir dans la maladie était-elle un fantasme de ma part face à ce manque de pudeur et à cette violence désespérante dont me semblent toujours empreintes les tirades maternelles sur la mort et la vieillesse ?

Je ne juge pas. Ou plus. Je tire de la souffrance de ma mère, et de mon impuissance, dans mon refus d’y faire face, ces quelques mots, qui viennent donner une forme à mes interrogations sur le désir d’écrire, sur le sens à donner à ces heures qui sont chaque matin un don, et qu’il faut remplir d’efforts, de sueur, de larmes, pour que parfois, rarement, la joie de vivre, comme le chantait si bien Barbara, vienne tout effacer, tout illuminer et justifier les larmes de demain.

 

 

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Gabritschevsky, le peintre qui avait étudié les mouches https://www.alexandrastrauss.fr/gabritschevsky/ https://www.alexandrastrauss.fr/gabritschevsky/#respond Fri, 05 Aug 2016 15:39:18 +0000 http://www.alexandrastrauss.fr/?p=1165 Eugen Gabritschevsky, exposé jusqu’au 18 septembre à la Maison Rouge, à Paris, est un grand artiste, une personnalité picturale dont l’oeuvre m’a saisie dès la première vision. On pense aux petits formats de Paul Klee, aux oeuvres surréalistes de Max Ernst ou André Masson. Et pourtant, ces gouaches, ces aquarelles sur calque, ces fusains, ont […]

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Sans titre, 1950, gouache-sur-papie, Collection-Chave-Vence-©-Galerie-Chave-Vence

Sans titre, 1950, gouache-sur-papie, Collection-Chave-Vence-©-Galerie-Chave-Vence

Eugen Gabritschevsky, exposé jusqu’au 18 septembre à la Maison Rouge, à Paris, est un grand artiste, une personnalité picturale dont l’oeuvre m’a saisie dès la première vision. On pense aux petits formats de Paul Klee, aux oeuvres surréalistes de Max Ernst ou André Masson. Et pourtant, ces gouaches, ces aquarelles sur calque, ces fusains, ont été produits par un homme qui a passé quarante ans dans un hôpital psychiatrique, d’où l’appartenance de son travail à l’art brut, c’est à dire une oeuvre qui a été conçue et vécue hors des sentiers classiques de l’art par un homme qui vivait en marge du rythme « normal » de la vie, qui ne parvenait pas à trouver un équilibre dans la société humaine.

Nous qui regardons son travail, ces milliers de gouaches qui forment la trace qu’il a laissée, nous voyons une oeuvre d’art, mais pour lui c’était quoi? L’empreinte directe de son inconscient? Le contenu de ses rêves ?

Pour celui qui est classé malade mental, pas besoin de drogues, d’inspiration ou de mise en situation pour exprimer ses visions intérieures. Gabritschevsky, né en Russie à la fin du 19ème siècle, d’un père scientifique et dans une famille aisée et cultivée, avait commencé sa vie sans les souffrances qui furent les siennes après la trentaine. Après des études aux Etats-Unis, il avait intégré l’institut Pasteur à Paris, pour y étudier les mouches. Promis à un bel avenir de chercheur, il quitta pourtant tout pour vivre reclus, en milieu hospitalier, peignant des années durant, dans le cadre de son hôpital.

Pourquoi ce besoin d’art ? Voilà qui rejoint mes questionnements habituels.

Gabritschevsky peint des foules, des silhouettes errantes, évanescentes, des sortes de théâtres où s’agitent des formes fantomatiques, des nuages, des façades écrasantes, des animaux bizarres, reflets des crises et des destructions des guerres de son époque ou peut-être juste de son ressenti. Il s’approche sans le vouloir peut-être consciemment (d’où la catégorie d’art brut où on le met) de ce que recherchait Odilon Redon qui écrivait « tout se fait par la soumission à la venue de l’inconscient« , peintre à qui il peut aussi être relié à cause de leur intérêt commun pour les théories de l’évolution, pour le monde des insectes et la botanique. Sauf que pour Redon, la recherche sur ces thèmes est volontaire, alors que pour Gabritschevsky, ces thèmes sont sans doute au coeur même de ses angoisses, et à la source de son art. L’oeuvre de Gabritschevsky est aussi à rapprocher du travail des surréalistes, mais, pour les mêmes raisons que vis à vis de Redon, il ne le savait pas. Il utilise comme eux des techniques de révélation d’images par frottements, grattages, collé/décollé. Ce qui est fascinant, ce qui me  fascine, c’est de voir dans ces couleurs, ces images, la forme graphique de ce que recèle une âme. Et de penser qu’en les produisant, il n’avait pas besoin de plaire, et qu’il ne subissait ni la pression de l’économie, ni celle du temps, puisqu’il était sorti du circuit social et temporel. Et c’est bien sûr une énorme différence que de créer comme on pousse un cri, ou peut-être comme on respire. On s’approche un peu avec lui des secrets de l’invisible.

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Exposition à La Maison Rouge jusqu’au 18 septembre 2016
10 bd de la bastille – 75012 paris france
Cette exposition se déplacera à la Collection de l’Art Brut à Lausanne de novembre 2016 à février 2017, puis à l’American Folk Art à New York de mars à août 2017.

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Vivre d’extase de calme et d’art https://www.alexandrastrauss.fr/vivre-d-extase-de-calme-et-d-art/ https://www.alexandrastrauss.fr/vivre-d-extase-de-calme-et-d-art/#comments Thu, 26 May 2016 20:28:38 +0000 http://www.alexandrastrauss.fr/?p=1137 J’en reviens toujours à cette question: à quoi sert l’art dans nos vies ? Que nous apportent la musique, le face à face avec un tableau, la lecture, dans ce monde où l’on court, travaille, nous hâtons à chaque instant, sans cesse interpellés par la marche du monde, l’agressivité médiatique, les images, les sons, les […]

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Odilon REDONJ’en reviens toujours à cette question: à quoi sert l’art dans nos vies ?

Que nous apportent la musique, le face à face avec un tableau, la lecture, dans ce monde où l’on court, travaille, nous hâtons à chaque instant, sans cesse interpellés par la marche du monde, l’agressivité médiatique, les images, les sons, les mots, qui jamais n’arrêtent de défiler ?

Lire. Rester longuement face à une image. Ecouter une musique sans faire autre chose en même temps. Qui en prend encore vraiment le temps? Qui réussit à s’asseoir, à s’abstraire du flux incessant des données numériques, de l’autopromotion, des tentatives de dire »j’existe » dans la ronde du monde ? Et pourtant, si je prends la décision de m’asseoir, de briser la course, je retrouve l’intensité du présent, et soudain je n’ai jamais été aussi vivante qu’en le percevant. Ainsi, la lecture me fait prendre conscience du bruit des feuilles secouées par la brise, de voix d’enfants quelque part dans le voisinage, de l’odeur du chèvrefeuille qui s’enroule autour de la grille de la cour, de mon corps comme lieu de ces sensations. Puis je n’entends plus rien, je ne sens plus rien, un livre m’a emportée: je suis partie en Allemagne à la poursuite d’un physicien et de son principe d’incertitude, dans les années 1930, je le suis, subissant et cautionnant le régime nazi, je travaille en vain à fabriquer un réacteur nucléaire, je ressens son impuissance face au monde, mais aussi ses brefs instants d’illumination. (1) Ou bien, je partage le quotidien d’une famille qui semble modèle, les souffrances qui accompagnent les secrets, les ressorts du pouvoir et de la lâcheté qui sous-tendent son fonctionnement, ce sont les années 70, puis 80, c’est proche et loin de moi tout à la fois, c’est un récit à la première personne, je ne peux plus le lâcher… (2).

Quand je relève les yeux, du temps a passé, je ne saurais dire combien, mais le monde n’a pas basculé en mon absence de lui. Et je pense à Jorge Semprun qui, dans les camps, s’échappait quelques instants, reprenait force en se récitant des vers. Je devrais apprendre de la poésie, m’approprier les mots des poètes afin de les digérer lentement par le plaisir de leurs sonorités sous mon palais. Et voilà que débarque dans ce bref texte le principe du plaisir, celui qui je crois nous envahit lorsque nous arrêtons le flux du temps l’instant d’une réflexion, d’une sensation analysée, ou juste léchée comme une glace. Oui, nous ne lisons plus, ou tellement moins, car nous peinons à nous asseoir, à poser méditativement notre pensée, non dans le flux, mais dans l’instant, nous renâclons désormais à lâcher tout d’un coup, comme lors de ces moments où l’on dessine sur le sable, ou ceux où l’on chante pour un enfant qui s’endort. Et j’en arrive avec tout cela à la conclusion que le plaisir vient de l’échange, de la rencontre entre une proposition artistique et une histoire personnelle, un souvenir, une thématique, un non-dit profond qui soudain émerge avec les sons, les couleurs, les formes, les sujets, apportés par une œuvre, et qui n’apporte pas une réponse, mais la possibilité d’une évolution, ou l’évolution des pensées, ou l’affirmation d’autres. J’aime, par exemple, follement, l’œuvre de Paul Gauguin, il touche en moi le rêve d’un mode de vie autre que celui que nous propose notre société occidentale, la possibilité de « vivre d’extase, de calme et d’art » (3).

D'où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? 1897 Musée des beaux-arts de Boston, Boston (États-Unis)

D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? 1897
Musée des beaux-arts de Boston, Boston (États-Unis)

Et Odilon Redon. Redon, qui est pour moi le modèle d’une vie fondée sur l’amour des arts, l’artiste qui a transfiguré ses souffrances dans les noirs, et a appris l’abandon, la délivrance, le détachement en s’ouvrant à la couleur et à ce qu’elle lui apportait de beautés et de légèretés. Ecrire sur le malheur comme Ferrari ou de Vigan permet de s’en détacher et peut-être d’aider d’autres à se détacher, peindre des noirs est une étape vers la couleur et ses grâces. C’est pourquoi je suis revenue vers Redon à la demande des éditions Delpire, et ce très beau Poche Illustrateur me permet de livrer un choix de ses œuvres et une préface qui sont pour moi un véritable prolongement de mon roman sur la vie de Redon Les Attaches Invisibles, et aussi la possibilité de le faire connaître au plus grand nombre, de partager la joie que me donne son travail, son itinéraire, son exemple.

dos Poche Illustrateur

 

  • 1, Le Principe, de Jérôme Ferrari
  • 2, Rien ne s’oppose à la nuit, de Delphine de Vigan
  • 3, extrait d’une lettre de Paul Gauguin à sa femme vers 1890

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Nucléaire, la mort invisible https://www.alexandrastrauss.fr/nucleaire-la-mort-invisible/ https://www.alexandrastrauss.fr/nucleaire-la-mort-invisible/#comments Fri, 22 Apr 2016 09:55:14 +0000 http://www.alexandrastrauss.fr/?p=1128 Je suis devenue complètement anti nucléaire en 1992, lors d’un voyage en Biélorussie et en Ukraine. Cette petite dame de la photo est surement morte aujourd’hui. Elle vivait dans la « zone ». Elle y était retournée après l’évacuation, c’était son village, sa maison. Elle n’avait rien d’autre. Elle vivait donc seule, au milieu des maisons aux […]

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dame zoneJe suis devenue complètement anti nucléaire en 1992, lors d’un voyage en Biélorussie et en Ukraine.

Cette petite dame de la photo est surement morte aujourd’hui. Elle vivait dans la « zone ». Elle y était retournée après l’évacuation, c’était son village, sa maison. Elle n’avait rien d’autre. Elle vivait donc seule, au milieu des maisons aux volets barrés de bois. Au milieu des traces humaines qui disparaissaient, des herbes folles sur le béton, des jeux d’enfants qui rouillaient, des loups qui revenaient et se multipliaient, des bandits qui se réfugiaient là où on n’irait pas les chercher.
Nous étions entrés dans la zone avec un ami entomologiste et un garde chasse ukrainien, censé surveiller la zone. L’entomologiste étudiait les mutations des insectes.
On a pris le compteur Geiger. On a attendu la pluie, pour y aller après. C’est un peu plus sûr quand la radioactivité est plus près du sol.
Je ne vais pas tout raconter. Il n’y a rien à raconter. La zone est un endroit comme un autre. Des villages. Une petite ville soviétique pour loger les ouvriers. Des bois. Des champs. Des routes. Des arbres. Et pourtant inhabitable pour plus de mille ans.

Le compteur bipait comme un coeur. Parfois il accélérait et le chiffre montait. Alors on ne s’éternisait pas. On avait peur. Et pourtant le soleil brillait. On ne sentait rien. On ne voyait rien de spécial.
La petite dame de la photo se nourrissait de pommes de terre qu’elle plantait. Il est très dangereux d’ingérer des produits irradiés. Et ce qui pousse dans la terre est plus irradié que ce qui pousse dans l’air. Elle mangeait aussi des baies qui poussaient sur les muriers. Peut-être se nourrissait elle aussi comme cela avant. Une vieille paysanne.
Ce que je veux dire ici, ce qui m’a frappée alors. C’est que la radioactivité est invisible. C’est une menace de mort invisible. Peut-être est ce pour cela que personne ne veut vraiment avoir peur. Que si peu parmi nous s’inquiètent.

On passe devant nos centrales. On voit les fumées. Les grosses tours de refroidissement. On a l’habitude. Certains trouvent parfois les éoliennes laides, pas les centrales. C’est bizarre.

L’accident de Tchernobyl, ce lundi 26 avril, c’était il y a 30 ans.
Mais rien n’a changé depuis dans les pratiques des états, et surtout en France. Et surtout dans les mentalités françaises, scientifiques, qui pensent toujours que le nucléaire est une énergie « mieux que rien », « en attendant ».

J’essaie de changer mes habitudes pour consommer moins d’électricité.

Je n’achète plus désormais que de l’électricité issue des énergies renouvelables.

J’ai peur de la menace invisible. Des déchets qui, si vous les trouviez dans vos jardins, ne vous sembleraient pas dangereux. Des secrets d’états. Personne n’est à l’abri. Nous ne sommes pas plus malins que les japonais. Ni que personne. Nous sommes juste trop sûrs de nous, trop confiants, trop paresseux aussi.

Quand on a quitté la zone, on était soulagés. Pourtant on vivait à 20 kilomètres de la zone durant ces quelques jours. Un ravissant village au bord du Dniepr. Les gens adorables citaient Alexandre Dumas et Napoléon. Nous invitaient sans cesse. Vodka. Poissons. On nous faisait des cadeaux.

Quand on est partis, j’ai jeté le pot de miel qu’on m’avait offert, j’ai jeté mes chaussures, l’imper que je portais dans la zone. Ils ne bipaient pas. Mais c’était menaçant. Invisible.

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Itinéraire bis, une nouvelle https://www.alexandrastrauss.fr/itineraire-bis-une-nouvelle/ https://www.alexandrastrauss.fr/itineraire-bis-une-nouvelle/#comments Sat, 02 Apr 2016 14:31:26 +0000 http://www.alexandrastrauss.fr/?p=1115 La nouvelle Itinéraire bis a été écrite à la fin des années 90 et fait partie d’un ensemble de sept nouvelles nommé Itinéraires bis. Itinéraire bis Les pins défilent. Un croisement, un choix, et à nouveau une route semblable à la précédente avec ce qui semble être les mêmes pins, les mêmes fermes aux volets […]

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Gustave Fayet Route mysterieuse

Gustave Fayet, la Route Mystérieuse, 1902, Pastel sur papier, collection privée.

La nouvelle Itinéraire bis a été écrite à la fin des années 90 et fait partie d’un ensemble de sept nouvelles nommé Itinéraires bis.

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Itinéraire bis

Les pins défilent.

Un croisement, un choix, et à nouveau une route semblable à la précédente avec ce qui semble être les mêmes pins, les mêmes fermes aux volets foncés, isolées derrière leurs fortins de bois coupés, les mêmes lieux-dits vides, désertés par une humanité appauvrie par le Progrès.

Ils ne parlent pas; ils n’ont rien à se dire et commenter le paysage qui défile sans varier depuis des heures révélerait un humour dont ils sont dépourvus. La nuit va bientôt tomber et ils s’énervent chacun pour soi de ce détour dans la trajectoire si bien calculée de leur congé estival. Ils regardent les pins s’assombrir, les fermes allumer leurs télévisions bleues et sans qu’une âme qui vive n’apparaisse, des volets se ferment, du linge mis à sécher disparaît, des voitures se rangent à côté de leur domicile. Et pourtant ils n’ont croisé personne… A croire qu’on les évite, qu’on se cache d’eux. Ils ne se le disent pas mais chacun le pense, habitués comme ils sont à jouer de concert la musique de leur vie commune. Qu’on les évite ? Pensée saugrenue, presque comique, si par elle n’affleurait pas comme une note de désarroi. C’est sans doute la fatigue, la sensation vague d’être perdus, d’être passés et repassés plusieurs fois par les mêmes lieux. Et ce présent insolite, chacun, en soi, le repousse, sans pouvoir toutefois éviter que ne se dépose au fond de l’âme une poussiéreuse et sourde inquiétude.

– Non ! Je n’y crois pas !

Elle crie. Sa gorge sèche lui fait mal car elle n’avait plus parlé depuis des heures. Et pourtant si, voilà, ils sont en panne. Il tente une plaisanterie et elle entend vaguement qu’il s’agit de retour forcé au romantisme de leurs premières années ensemble, la nuit, la forêt, le mystère et eux deux… Mais elle est bien trop loin, bien trop enfoncée dans son propre moi pour qu’une miette de cette pauvre tentative d’apaiser la fatalité ne l’atteigne.

Chercher à qui la faute, se disputer au bord de la route qui de minute en minute s’assombrit. Ils ne feront pas ça. Les disputes aussi sont loin derrière. Alors ? Alors, ne pas se séparer, rester calme, chercher de l’aide… Abandonnant la voiture verrouillée avec soin, le coeur pratique, ils s’éloignent d’un pas alerte.

La voiture disparaît dans un tournant de la route qui les surprend comme les aurait surpris une colline aux Pays-Bas. Ils se demandent s’il était sage de s’aventurer ainsi. Hier encore, sur la terrasse familière, ils regardaient le soleil descendre derrière la haie en sirotant la certitude amère d’un verre pris chaque soir à la même heure et au même lieu. Cela leur parait étrangement lointain, étrangement fragile.

Des images de l’été écoulé envahissent leur conscience, nimbées de nostalgie vaine: la maisonnette en Pays Basque… la chambre fraîche aux rideaux neufs… la croissance inattendue d’un mimosa planté il y a dix ans… le fils arrivé impromptu qui s’est mis à repeindre les volets avec une bonne volonté excessive puis, mort d’ennui, est reparti, laissant les pinceaux sécher dans les pots… la fille qui téléphone chaque soir pour annoncer sa visite et n’est jamais venue. Bref, un été comme les autres depuis que les enfants ne partent plus en vacances avec eux et qu’ils ont cessé d’inviter des amis parce qu’il y a suffisamment d’obligations le reste de l’année.

Leur pas se fait las. Elle tâte la lampe de poche qu’elle a hâtivement cherchée et trouvée dans la boîte à gants. La petite lampe lui apporte le réconfort d’une lumière virtuelle, un peu comme lorsqu’étant enfant, lors des vacances passées chez sa grand-mère, elle gardait sous les draps une boîte d’allumettes car il fallait se lever pour atteindre l’interrupteur qui commandait l’unique lumière de la chambre…

Et toujours pas une âme. Pas de village non plus. Là où sur la carte fiévreusement consultée se trouvait un village, rien et encore rien que des pins. Et si un orage éclatait ?… Ne rien dramatiser… Ils ont bien déjeuné… Ce pull est un choix judicieux… Qu’est-ce que c’est que ce cri ?… Rien, voyons, rien… Un insecte maladroit la heurte de plein fouet… Quel dégoûtant contact !… Et ces pins, ces pins ! Toujours, toujours ces pins !

Ils marchent en silence, hantés par les ombres furtives de leurs inquiétudes.

Et puis soudain, comme surgie de nulle part, apparaît la silhouette massive d’une construction. La bâtisse est énorme. Ils s’étonnent de ne pas l’avoir remarquée plus tôt. Parce qu’elle est si bien enfouie dans les pins. Et parce qu’elle est plongée dans l’obscurité.

Tous deux ont l’idée que la maison est inhabitée mais qu’importe, cette trace humaine leur réchauffe le coeur. Ils quittent la route, prennent le chemin de gravier qui mène à la demeure.

Un mur de pierre. Un portail rouillé entrouvert. Puis brusquement, rendue visible par une forte rafale de vent qui écarte les branches des pins, brusquement de la lumière ! Ils regardent la demeure lourde et pourtant élégante, issue d’un autre siècle, l’escalier qui monte au perron, la balustrade massive mais ornementée. Tout respire l’art bourgeois et solide, construit pour durer. Ils montent l’escalier aux pierres usées par des générations, aux marches affaissées sous leur propre poids. Ils butent dans une masse douce et chaude: une petite fille.

Le regard est pénétrant. Elle n’a aucune crainte. Elle est chez elle. Ses cheveux clairs sont embroussaillés. Elle porte à peine rien et semble ne pas avoir froid. Elle les regarde sans étonnement, comme on regarde des inconnus pour déterminer leur nature ennemie ou pas.

Il veut parler mais reste muet. Elle veut sourire mais sent combien son sourire est déplacé. Elle dit: « Tu habites ici ? » La petite fille hoche la tête: un coup, sec, et le regard qui les transperce à nouveau: la robe d’été fleurie, le sac à main, les chaussures italiennes, la poche du pantalon de toile gonflée par le portefeuille, la fatigue, l’ennui, la peur… Elle semble avoir tout compris sur eux.

– Tes parents sont là ?

La petite fille détale.

Ils traversent le perron, attirés par la porte-fenêtre d’où provient la lumière. C’est celle d’un feu de bois immense qui flambe dans la cheminée et éclaire la pièce, une salle à manger du siècle dernier avec une grande table où dans un plat se fige la graisse d’un rôti. Devant le feu, un fauteuil assez profond pour dissimuler un géant.

– Il y a quelqu’un ?

Un visage apparaît de derrière le fauteuil, un homme encore jeune, dont le regard les atteint sans curiosité, simplement par politesse, pour répondre à leur appel. Le visage de la petite sauvageonne se penche par-dessus la tête de l’homme avec des yeux brillants et sûrs.

Ils expliquent la panne, la marche sur la route. Sans un mot, l’homme soulève la petite fille de ses genoux et la pose par terre. Sa robe rose très courte la fait ressembler à un bouton de fleur. L’homme tire un second fauteuil devant le feu, les invite à s’asseoir et sort de la pièce. La petite fille hésite puis part en courant derrière lui.

Ils s’assoient, louant en eux-mêmes la chance qui enfin leur a fait signe. Ils n’osent parler, intimidés par le silence de la demeure où seul le feu craque et gémit.

Soudain, ils se redressent. Une femme est sur le seuil. Elle tient par la main la petite fille rose, et ces figures féminines qui s’encadrent dans la porte semblent être les deux versions, à une échelle différente, du même modèle: chevelure claire en bataille, corps robuste un peu massif, visage statuesque aux contours fins et aux traits forts. La version grande taille, la femme, leur souhaite la bienvenue. Elle a une voix sourde et mélodieuse, et une manière brusque et plaisante de jeter les mots par poignées comme on sèmerait un champ.

L’homme revient avec un plateau où des verres, une bouteille poussiéreuse, du pain et du fromage, éveillent brusquement en eux une faim brûlante et douloureuse. Les verres s’entrechoquent en un son familier qui suscite en eux le même plaisir: leurs regards se croisent.

La petite fille s’est creusé un nid sur les genoux de l’homme et elle s’endort d’un coup comme un petit animal régi par l’irréfutabilité des besoins naturels. Ils tentent de lancer une conversation mais elle ne rencontre aucun écho et ils se taisent, faisant durer le plaisir intense que leur procurent le vin et le fromage…

Elle se prend à chercher dans sa mémoire un moment de sa vie où l’instant aurait contenu une intensité semblable. Il lui faut remonter loin. Et encore, est-ce vague et brumeux comme une fin d’hiver. Elle est chez elle, c’est à dire dans le lieu ineffable de son enfance, celui auquel ses foyers successifs chercheront à ressembler.

C’est l’hiver et il fait bon. Elle sait que depuis, il n’a jamais fait aussi bon nulle part. Depuis, elle a toujours senti que le froid n’était jamais loin, que la chaleur était éphémère et fragile.

Ces jours-là, il faisait bon ou plutôt, elle n’avait pas conscience de la possibilité du froid. La chaleur était un état permanent et le gaz bleu tressaillait dans le poêle avec un crépitement amusant. Dans la maison, tout était à sa place comme si, alors, les objets avaient une place immuable. Tout était propre aussi, ou plutôt, tout était comme il fallait que tout soit, car enfant, elle n’avait pas conscience de la poussière.

Elle quittait sa chambre avec au fond de la gorge une boule prête à éclater, une boule pleine d’un bonheur sans nom. Elle traversait l’appartement silencieux et ne s’arrêtait qu’au seuil de la chambre où sa mère, le visage baissé vers un ouvrage, semblait toute petite au fond de son fauteuil.

Sa mère ne levait pas les yeux; elle était totalement absorbée par la vie intérieure qui la brûlait et l’enfant comprenait bien que l’ouvrage n’était qu’un alibi. Elle respectait ce mystère et, muette, pleine de cette vision unique, elle retournait dans sa chambre, consciente du nom que portait son bonheur.

Ces jours-là, le bonheur n’était pas nimbé de tristesse. Il était la référence de tous les bonheurs futurs, et la cause de la tristesse qui les entacherait.

Déjà la main de son mari se pose sur la sienne et sa voix s’élève, brisant la cloison fragile qui l’isolait… la distance au prochain village… la voiture… le garage… l’été qui se termine… Leurs hôtes l’écoutent. L’homme sans un mot, la femme en répondant aux questions par de brefs roucoulements rauques: garage, téléphone, voisin, proximité, nuit, matin…

Elle lui jette un regard noir. Qu’importait le lendemain ? Elle allait enfin comprendre quelque chose…

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Ils traversent un long hall d’entrée où des ancêtres nappés dans la poussière les regardent passer avec indifférence. L’homme pousse une porte vitrée: c’est l’office. Un buffet, un portemanteau, la vision fugitive d’une cuisine derrière une porte entrebâillée. La porte vitrée claque derrière eux et le silence perd sa qualité profonde et prometteuse d’oubli: il redevient intimidant.

Ils prennent derrière l’homme un escalier de pierre qui monte à l’étage. A mi-hauteur il tourne en un brusque virage et ils aperçoivent en bas la frimousse de la petite fille qui apparaît et se cache aussitôt.

L’homme s’engage dans un couloir, ils le suivent après avoir hésité. Cela les fait penser à ces vieux films qu’ils ont vu enfants, cette demeure sombre, cet hôte silencieux, cette enfilade de portes derrière chacune desquelles on imagine les épouses pendues.

L’homme ouvre une porte et tourne un commutateur. La lumière électrique jaillit dans une grande chambre qui, semblable à la chambre reconstituée d’un musée des arts et des traditions populaires, renferme les meubles et les objets d’une vie passée avec ce qu’il faut de naturel pour faire croire que ses habitants l’ont quittée une minute auparavant. Ainsi, le lit protégé sous un dais, la coiffeuse où traînent les objets usuels de la toilette au milieu du siècle dernier, la cheminée où le sourire ironique des portraits de famille attire le regard; ainsi, les tissus tendus, posés, accrochés, pleins d’une poussière authentique et d’une odeur indescriptible de temps arrêté, nuancé par le parfum fugace d’un sachet de lavande qui a survécu à l’usure.

Leur hôte disparaît dans le couloir obscur, happé dans le silence de la grande maison. Ils restent un instant immobiles, inquiets à l’idée de passer la nuit dans ce cimetière des choses, plein encore de vies depuis longtemps terminées et dont les fantômes se sont emparés. Puis, l’homme se reprend. Il a horreur de l’irrationnel et les pensées qui flottent en eux à cet instant ne le sont que trop.

– Et bien… On va faire avec, n’est-ce pas ?

Elle tremble – de froid, de fatigue, de peur ? – et ne répond pas. Pendant quelques minutes, il joue au touriste qui fait halte à l’hôtel, testant le moelleux du lit, tournant le robinet d’un lavabo caché derrière un paravent, ouvrant l’armoire où des draps de gros coton attendent depuis des décennies de reprendre du service. Tout lui résiste: le lit gémit en se creusant, le robinet crache un filet d’eau jaunasse et l’armoire grince horriblement comme pour annoncer à la maison entière l’indiscrétion des invités.

– On se couche ? On y verra plus clair demain.

Il persiste à être pratique. Elle soulève un des portraits de famille, la photographie pâlie d’une jeune fille des années 20, souriante, fière et sûre de ses merveilleux vingt ans.

On frappe à la porte et leur hôtesse entre, portant des serviettes de toilettes, des robes de chambre fanées et une bouillotte en plastique rouge, totalement anachronique. Elle ressemble à la femme du portrait, elle puise sa vitalité à la même source merveilleuse que la jeune fille.

– C’est votre mère ?

– Grand-mère. Elle est née ici et y a habité jusqu’à l’année dernière. Elle aurait fêté ces jours-ci ses quatre-vingt quinze ans…

– C’était sa chambre ?

Elle est un peu inquiète, le fantôme est trop lourd.

– Non, ça a toujours été une chambre pour les visiteurs.

Un sourire éclaire son visage qui réchauffe le coeur de la femme et attire le regard de l’homme; à nouveau ils ressentent au même instant le même plaisir; ils savent qu’ils partagent ce plaisir; ils en comprennent l’importance.

Leur hôtesse leur explique que sa chambre est au fond du couloir, qu’ils ne doivent pas se gêner pour l’appeler, que la salle de bain est juste en face et que la baignoire fuit… Elle leur souhaite une bonne nuit et sort en refermant la porte derrière elle, laissant sur eux un peu de son sourire.

La femme s’assoit sur le lit et commence à se déshabiller. L’homme va vers elle. Ils se regardent avec surprise sentant monter en eux un désir qu’ils avaient oublié et ne savent plus comment exprimer.

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Longtemps qu’elle n’avait pas lu cette exaltation dans ses yeux. Déjà, elle l’entend qui s’endort: sa respiration devient lente et rythmée, plus présente, son corps est agité de légers soubresauts, dernière résistance de la conscience éveillée que l’anéantissement nocturne emporte et broie. Pour elle, le sommeil sera plus difficile à atteindre. L’étreinte amoureuse a été si rapide, si surprenante et gênante sur ce lit bavard que loin de lui apporter le soulagement et la détente, elle l’a replongée dans l’inquiétude en la sortant de la torpeur qui l’habitait depuis qu’ils avaient partagé la collation au coin du feu.

Elle écoute la nuit, cette nuit étrangère, la nuit de cette maison-là. A chaque maison sa nuit et celle-ci est extraordinairement silencieuse. Le lit est dur et se creuse en son milieu les poussant, elle et son mari, à se coller l’un contre l’autre. Il y a un nombre insensé de couvertures et leur poids l’oppresse. Les draps adhèrent à sa peau et c’est comme si l’humidité suintante d’une armoire jamais ouverte la transperçait. Elle en éprouve un dégoût immense et se tourne et se retourne, cherchant une position où le moins de surface possible de ces draps infects toucherait son corps.

Des pleurs d’enfant traversent la nuit, infiniment tristes. Elle avait donc enfin réussi à trouver le sommeil.

– Tu entends ? La petite fille… Tu te souviens ? Les vacances où Camille se réveillait la nuit, tout un été ça a duré… On se levait à tour de rôle.

– Je dors…

– Elle était tellement adorable. Elle sortait de son lit et on la retrouvait toujours dans la cuisine, sur le carrelage froid.

– Chuut…

Son mari grogne. Elle est un peu vexée. Pas moyen de parler. Jamais. En voiture, il dit être concentré sur la route, à table ça lui coupe l’appétit et la nuit, il dort.

Elle se redresse dans son lit, soulève les draps.

– Où tu vas ?

– Je ne sais pas: la petite fille…

Elle entend une porte s’ouvrir. Les cris de l’enfant augmentent comme pour protester contre cette longue attente. Puis c’est le silence. Elle croit discerner un chant très doux mais peut-être le rêve-t-elle?

– Les draps collent… Tu n’as pas chaud ?

– Non.

Elle s’agite et fait tomber le lourd édredon qui opprimait son ventre.

– Arrête de gigoter !

– Je n’arrive pas à dormir.

Il se retourne, l’attire à lui, et se fait très affectueux, comme en souvenir du plaisir qu’elle lui a donné. Elle se laisse caresser, contente. Mais son corps chaud est plus collant encore que les draps humides, sa moiteur l’irrite et son bras pèse lourd sur sa poitrine. Elle se dégage, se détourne. Comme la nuit, parfois, est longue !

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Elle ouvre les yeux. L’obscurité est totale: les rideaux datent d’une époque où l’on savait coudre des rideaux épais. Dehors, il fait peut-être jour. Elle perçoit le chuintement monotone de la pluie et imagine la rage de son mari lorsqu’il s’en apercevra. Rien de pire que d’ouvrir le capot d’une voiture en panne sous la pluie. Qu’importe… Elle se sent bien, et c’est une merveilleuse surprise après cette nuit détestable. Son corps est reposé comme il ne l’avait pas été depuis des mois.

Elle avait été réveillée une seconde fois par les pleurs de la petite fille. Mais peut-être n’avait-ce été qu’un rêve ? Elle étend sa main sur la table de nuit, à la recherche de sa montre. Elle ne la trouve pas. Sa main rencontre des objets inconnus, froids et presque obscènes dont elle ne veut rien savoir. Elle se lève, saisit une des robes de chambre de grand-mère et l’approche de son nez pour la sentir: pour rien au monde elle n’enfilerait un vêtement moisi ou sale. Ca va. Le tissu est doux et sent le savon. Elle l’enfile et ouvre la porte qui donne sur le couloir.

Le couloir est clair. C’est donc le jour. Le contraste est brutal et elle est éblouie. Au fond, une porte-fenêtre donne sur un balcon: la lumière vient de là. Et l’air frais aussi, car la porte est ouverte.

Sur le balcon, la pluie l’accueille d’une caresse. Comme l’air est différent, ici, de l’air de la côte où ils ont passé l’été. Tout semble plus humide et plus froid. Elle reconnait le jardin par où ils sont arrivés. Elle voit le mur, le portail métallique, les escaliers, le perron. Elle aperçoit la route, une route normale avec un trafic très raréfié mais un trafic tout de même. Leur voiture doit être plus loin, encore plus fâchée que la veille d’avoir passé la nuit dehors, et sous la pluie.

Soudain la petite fille surgit, nue, semblable à une nymphe des bois, toute en rondeurs et dorée comme une pêche, indifférente à la pluie. Elle lui fait un signe de la main mais la petite fille n’y répond pas. Elle détale dans un fourré.

Elle retourne dans sa chambre pour chercher ses affaires. La petite fille est dans le couloir, vêtue d’une chemise de nuit qui lui rappelle celles de sa propre fille des années auparavant.

– Tu t’es habillée ?

– Hein ?

– Elle est jolie ta chemise de nuit.

L’enfant est contente. Elle se pavane.

– C’est ma tatie qui me l’a donnée. Toi t’en as pas euh ! Tralalalalè-reuh !

– C’est vrai. Et pourquoi tu pleurais cette nuit ?

– Je pleurais pas.

– Je t’ai entendu, tu as fait un mauvais rêve ?

Cette fois la petite fille la regarde avec dédain, hausse les épaules et disparaît dans une chambre dont elle fait claquer la porte.

Elle entend son mari l’appeler et rentre dans leur chambre qui lui parait maintenant très sombre. Elle avance à tâtons vers la fenêtre et ouvre les rideaux. L’homme cligne des yeux.

– Il est tard ?

– Je ne sais pas.

Elle prend sa montre.

– Neuf heures.

– C’est tard. Pourquoi tu ne m’as pas réveillé ?

– Je viens de me lever.

– On doit trouver un garage, réparer la voiture, repartir le plus tôt possible !

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Elle aurait voulu l’emmener sur le balcon, qu’il ressente à son tour le mystère du jardin et de la pluie. Peut-être la petite nymphe aurait-elle réapparu pour lui ? Surgie d’un fourré elle lui aurait peut-être fait signe ? Et la pluie douce et tiède l’aurait caressé à son tour.

Mais il est pressé. Sa conscience à peine éveillée l’a entraîné tout entier dans le quotidien et l’idée que la voiture a passé la nuit sous la pluie n’a rien arrangé. Son rationalisme est emporté par un fatalisme tout-puissant. Cela lui arrive dès qu’un événement prend un tour qui le dépasse. Il transforme alors la vie en un cauchemar où les circonstances, liguées contre lui, ne lui laissent plus de choix et exigent qu’il les combatte avec tout l’effort de sa volonté.

Elle déteste ces moments et en a peur. Il est capable des pires folies pour remettre son destin dans le droit chemin.

Ils vont quitter la chambre. Elle photographie tout des yeux afin que plus tard, en souvenir, elle puisse y revenir. Ils remontent le long couloir sans qu’elle ose lui suggérer de sortir sur le balcon.

Ils prennent l’escalier. La porte vitrée de l’office claque et ce bruit la fait sourire. Elle le trouve déjà familier. Leur hôte passe près d’eux, traînant la petite fille nue qui se débat et pleure.

Au salon, un service en porcelaine disposé sur une nappe immaculée semble n’attendre qu’eux. Son mari s’assoit dans ce qui lui parait normal, un petit déjeuner rapidement servi comme dans un de ces hôtels où il s’arrête quand il part en voyage pour affaires. Il pense à sa voiture et à l’enterrement de cette cousine où ils ont décidé de se rendre au dernier moment et à cause duquel ils ont fait ce détour dans leur trajet familier. Cela avait été une erreur: la panne l’avait prouvé et maintenant, ils sont sûrs de rater la cérémonie. Sans doute s’imagine-t-il être puni. Sa règle de vie n’est-elle pas de ne jamais rien faire qui sorte de l’habituel ? L’imprévu lui a toujours porté malchance.

Ils prennent leur petit déjeuner en silence mis à part la remarque qu’il lui fait de se presser. Elle lui oppose une résistance têtue, profitant des tasses aux fleurs si gaies, du pain moelleux et de la vue sur le jardin. En même temps, elle remarque la peinture sale des murs, l’usure des tapisseries des fauteuils, la poussière qui recouvre les bibelots de la cheminée, le sol crasseux. Elle pense à sa propre maison où l’ « à peine usé » est jeté et remplacé sans remords et d’où elle chasse hystériquement la moindre miette tombée au sol.

L’image d’une théière ébréchée héritée de sa grand-mère lui revient à l’esprit: elle l’avait jetée comme on jette une ordure indécente. Le regret l’envahit comme elle revoit la table de sa grand-mère, trente ans auparavant, avec la théière déjà ébréchée et les petits gâteaux secs à la cannelle. Chez elle, rien ne se rattache plus à rien, tout provient de magasins immaculés et sans histoires. Sans histoires.

Leur hôtesse entre. Un garagiste va passer les prendre dans une vingtaine de minutes. C’est un homme charmant et débrouillard. Il arrangerait leur problème. En attendant désiraient-ils un peu de tarte ?

Et voilà qu’elle a une vision: deux petites filles semblables sont sur le seuil du salon, l’une porte une courte robe rose et sourit, l’autre porte un pantalon et semble avoir pleuré peu de temps auparavant. La femme se retourne.

– Alors ça y est ? Tu t’es habillée ?

La petite fille en pantalon baisse la tête.

Le couple les regarde, surpris de l’apparition double, fasciné par la ressemblance totale des deux enfants qui sont comme deux répliques miniatures de leur mère. « Pourquoi tu as pleuré ?  » demande la femme, et elle pense: « Laquelle est celle du jardin? « 

– Solange refuse de s’habiller, c’est tous les jours la guerre ! Elle est trop grande maintenant pour rester toute nue.

– Elles ont quel âge ?

– Trois ans. Et dans quelques jours, c’est l’école. Elles vont quitter la maison pour la première fois. Quand je dis qu’elles sont à moitié sauvages !

Son mari est lui aussi subjugué par la grâce étrange des deux nymphettes. Il tend la main vers les petites filles.

– Un tour de cheval sur mes genoux ?

Solange secoue la tête, dédaignant l’étranger mais sa soeur en robe rose approche timidement et se laisse secouer sur les genoux de l’homme avec un sérieux inné de femme coquette. Solange en est quitte pour l’envier de loin.

La maîtresse de maison sort et revient rapidement avec une tarte aux abricots.

– Vous en prenez ?

Elle n’ose pas, c’est trop beau. Alors, la femme entaille sans pitié le magnifique disque et pose deux parts parfaites sur des petites assiettes.

Elle prend une part et commence à manger lentement: la pâte très sucrée fond dans sa bouche et les fruits un peu acides lui font faire une grimace de plaisir.

– Maman, c’est la reine des tartes.

La plus sauvage des deux soeurs s’est approchée, intéressée. Elle a refusé son tour de manège mais ne peut résister à la tarte. Elle grimpe sur les genoux de la femme et croque dans sa part, y laissant l’empreinte de ses minuscules dents.

Dehors, la pluie a cessé. Les pins secouent leurs ramures alourdies par l’eau. L’homme et la femme se sentent bien. Chacun a sa petite sur les genoux et ils dégustent la tarte avec le sentiment d’accomplir un office divin.

La dépanneuse s’arrête sur le sentier gravillonné qui mène au perron.

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Un pigeon perché sur une branche https://www.alexandrastrauss.fr/un-pigeon-perche-sur-une-branche/ https://www.alexandrastrauss.fr/un-pigeon-perche-sur-une-branche/#respond Thu, 07 May 2015 14:15:59 +0000 http://www.alexandrastrauss.fr/?p=1079 Je suis monteuse, et pourtant je vais parler ici du réalisateur qui a le moins besoin entre tous d’un monteur. Avec qui le travail est particulièrement court. Un pigeon perché sur une branche est sorti le mercredi 28 avril 2015 en France. Je ne suis pas critique, donc je ne vais pas analyser son film, […]

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écrans plJe suis monteuse, et pourtant je vais parler ici du réalisateur qui a le moins besoin entre tous d’un monteur. Avec qui le travail est particulièrement court. Un pigeon perché sur une branche est sorti le mercredi 28 avril 2015 en France.

Je ne suis pas critique, donc je ne vais pas analyser son film, juste indiquer quelques pistes sur les techniques de fabrication de ce cinéaste, que je considère comme un grand artiste, un humaniste et un moraliste, car elles sont uniques en leur genre et que j’ai eu la chance d’en être le témoin.

Roy Andersson est un cinéaste suédois qui construit son œuvre film par film, avec l’entêtement d’un créateur d’univers.

Ses thèmes principaux sont la beauté de la vie face à la laideur de l’ordre social, de l’historique et surtout la solitude humaine, immense, irrémédiable. Le pigeon, vous verrez, ou vous avez vu, parle beaucoup de culpabilité, collective ou personnelle. Du poids du quotidien qui empêche la révolte.

Pour moi, les questions qu’il pose sont très «boschiennes» car il parle de responsabilité morale, de péché et du pouvoir qu’exercent les hommes les uns sur les autres. Certains critiques le trouvent très pessimiste. Son travail reflète à mes yeux l’état du monde, qui n’est pas franchement reluisant. Mais dans Le pigeon, quatre plans sauvent l’humain, quatre plans d’espoir, sur les enfants, la maternité, les amoureux.

Roy en tant que personne est absolument un produit du 20eme siècle, il est marqué par l’histoire des fascismes et celui du rêve manqué du socialisme.

Le cinéma de Roy n’est pas facile à appréhender la première fois, bien qu’il soit plein d’humour et d’images étonnantes, mais il n’est pas un cinéma dont on ait l’habitude, aussi bien par le langage qu’il utilise que par ses moyens narratifs.

Tous ses films, hormis son premier, sont construits de la même façon: des plans séquences qui durent de 2 à 10minutes, caméra fixe, plan large. Pour Roy, le plan large évoque la peinture, les grands tableaux de l’histoire et leur durée nous permet, à nous spectateurs, de prendre le temps d’y chercher les détails et de s’interroger, comme au musée.

Évidemment, cet aspect pictural me transporte, et voir ou revoir ses films permet de jouer à chercher ses références…

J’ai eu la chance d’assister à des semaines de tournage de deux de ses films.

Seulement quelques semaines à chaque fois, car chacun de ses films équivaut à environ 3 ans de travail de tournage.

Un plan tourné à un mois de préparation.

Roy travaille à la façon d’un maître du Moyen-Age, il s’entoure comme on pouvait le faire en atelier, d’une équipe enthousiaste, créative et réactive. Ce sont des assistants de production à l’écoute de ses besoins et surtout une bande de peintres, charpentiers, constructeurs, éclairagistes, directeur de la photographie.
Roy n’écrit pas de scénario, mais une note d’intention.
Il dessine beaucoup.
Pour faire un plan, il met en place l’idée générale: l’idée d’une action dans un décor.
par exemple: cinq personnages attendent le bus dans la rue.

construction-decor-1

Chaque matin, réunion avec l’équipe: les décorateurs, l’équipe image (lumière, caméra)
Roy leur montre ses croquis, des images de peintures, des photographies.
Il peut aussi envoyer un assistant en repérage pour prendre des photos de bâtiments, de lieux dont il s’inspirera pour ses décors.
Ces images seront imprimées et accrochées dans la salle de travail, sur un panneau dans le studio.

tableau-de-travail
Le décor est donc très important, il remplace le découpage.
Il va être construit peu à peu.
Des essais caméra sont fait tous les jours dans le studio.
D’abord,les membres de l’équipe prennent les positions des rôles dans le décor sommaire, chaises, table.
Roy explique ce qu’il veut, chacun fait des propositions de lumière, hauteur caméra, style des chaises, couleurs…
On filme cela.le-cineaste-au-cadre

Le lendemain, on regarde les essais en équipe, on discute, on affine,
on évacue ce qui ne va pas, on met en place le résultat:
rythme des déplacements, on bouge les chaises, … on filme à nouveau.

L’équipe déco commence à construire (menuiserie) et à peindre des décors d’abord sommaires et au fil des jours plus précis.
On filme, on regarde. On discute des changements à apporter, des avancées.

Un travail d’équipe donc:
réunion tous les matins pour faire le point sur le travail de la veille
Déjeuner en commun à midi et goûter en commun en milieu d’après midi permettent d’autres discussions.
A noter que la salle de travail est la fusion entre une salle à manger et une salle de lecture.
Un mur sert de panneau d’affichage avec les dessins de Roy sur les plans à faire, puis, une fois le plan tourné, la photo du plan.
Beaucoup de livres d’art, de peinture, qui servent de références à tout le monde.

Le décor se construit donc lentement en tatônnant, ainsi que les déplacements, la lumière, le cadre
essais filmés, rectifs… C’est vraiment très différent d’un tournage habituel.

Les acteurs sont auditionnés vers la fin sur une ou deux semaines.
Ce ne sont jamais des professionnels.
On les teste dans le décor en construction et Roy leur donne les phrases de dialogues. On les filme dans les essais du jour.
Les costumes s’affinent de la même façon.

placer-les-personnages-dans-le-cadre
Roy reconstitue souvent des morceaux de rues que l’on peut facilement trouver à Stockholm.
Il le fait pour pouvoir être 100pour cent libre de tourner quand il veut, avec la lumière qu’il veut, dans le silence et aussi pour donner une unité à tous ses plans et un style tout à fait unique.
Il reconstruit le monde réel comme un démiurge pour en faire ressortir le sens ou le non sens, parfois la beauté, souvent l’absurde ou la laideur.

Idéalement Roy tourne dans l’ordre des plans qu’il conçoit.
L’ordre du film terminé est presque celui du tournage.

Le montage en soi revient à choisir les prises car il en tourne parfois plusieurs dizaines…
Cela prend donc pas mal de temps à regarder ces plans séquences (en général 10 sont bons) pour en choisir UN.
Les coupes à faire sont juste : où commencer ? ou s’arrêter ? Moins des questions de rythme que du temps intérieur de chaque tableau.

Quoiqu’il en soit, c’est donc un cinéma à part, en tout. Et qui mérite la curiosité des amateurs.

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sur le plateau de « Nous, les humains » 2007

 

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Montage ou « tu travailles dans le noir ? » https://www.alexandrastrauss.fr/montage-la-magie-de-l-ombre/ https://www.alexandrastrauss.fr/montage-la-magie-de-l-ombre/#comments Tue, 09 Dec 2014 21:05:10 +0000 http://www.alexandrastrauss.fr/?p=981 Tu fais quoi exactement quand tu montes un film ? Tu es seule ? Tu les mets les images les unes derrière les autres ? Tu travailles dans le noir ? Ca c’est sur, l’obscurité et l’ombre sont notre domaine, à nous monteurs. Et si cinéma en chinois se dit « ombre électriques », le mot montage […]

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Table de montage et monteuse de « Un pigeon assis sur une branche réfléchit à son existence » de Roy Andersson, septembre 2013 (avec à gauche une table Steenbeck qui tourne encore bien)

Tu fais quoi exactement quand tu montes un film ?

Tu es seule ? Tu les mets les images les unes derrière les autres ? Tu travailles dans le noir ?

Ca c’est sur, l’obscurité et l’ombre sont notre domaine, à nous monteurs.

Et si cinéma en chinois se dit « ombre électriques », le mot montage est fait de deux termes « couper/réunir » !

Pour moi, le montage est une opération magique. Encore et toujours.

C’est le lieu de la transformation, de la métamorphose.

Dans la salle de montage, on approche de l’alchimie. Si, si.

jianBien sur, tout est dans la matière filmée.

On nous donne la terre, on fabrique le bol.

Si la terre est bonne… on a des chances de faire un beau bol.

Parfois avec de la terre moyenne, on fait quand même un beau bol car on fait un bel émail dessus.

Avec de la terre de qualité médiocre, tout est possible, du pire au meilleur. Alchimie donc.

Le monteur accouche le film.

Il est face à une chevelure emmêlée, il y a passe le peigne pour y donner une forme.

On cherche le lisse, l’effacement de l’acte de la fabrication. La collure est infiniment importante, mais quand elle disparait, c’est à dire quand on la voit passer sans la voir, elle est réussie.

Si on veut la montrer pour insister sur l’affrontement de plans, ou faire ressortir le mensonge de la continuité, on fait alors en sorte qu’on la voie.

Le monteur est le joaillier.

On lui donne la pierre brute, il en fait la pierre précieuse.

J’ai promis une description du travail. Voilà, j’essaie.

Au tournage, on filme des morceaux: les plans.

On filme la même action avec des tailles de plan différentes (plan large, plan moyen, plan serré: à ce stade, si vous ne comprenez rien, je vous renvoie à l’abécédaire que j’ai écrit…) Le cinéma s'affiche couv petiteou filmés de points de vue différents (scène vue d’une fenêtre, d’un trou de serrure, de l’épaule d’un personnage…).

L’acteur ne joue pas pareil, ne bouge pas pareil quand il sait qu’on filme sa bouche ou qu’on le filme dans un large paysage. L’impression ressentie n’est pas la même face à un personnage filmé du sol, ou filmé de face.

Le film est conçu dans la tête du réalisateur. C’est un rêve en devenir.

Le réalisateur filme les moments qui font son histoire dans le désordre, selon les décors, selon le planning des comédiens. Il se confronte au réel de lieux, de personnes, à des accidents, des hasards.

Tout cela arrive en vrac au montage.

En fiction, la matière est numérotée dans l’ordre du scénario.

Au montage, pour commencer, on met dans l’ordre du scénario.

Pour la première fois on va VOIR la matière filmée telle qu’elle a été pensée.

Parfois, la plupart du temps… tout ne fonctionne pas avec l’ordre prévu. IMG_0710

Alors on va retravailler le récit dans un autre sens. Mettre une scène avant l’autre donne plus d’informations et donc de suspense. Une autre scène avancée permet de plus s’attacher au personnage.

Parfois on déplace une scène et tout s’effondre.

C’est comme du kapla.

Un film, c’est un objet fragile.

Il faut l’apprivoiser, l’écouter comme un arbre dont les feuilles bruissent. L’équilibre, et le rythme spécifique à ce film là.

Chaque film est unique.

On peut couper des scènes merveilleuses si elles n’ont pas leur place dans l’ensemble.

C’est douloureux pour celui qui a écrit et mis en scène cette scène.

Le monteur l’aide à faire le deuil.

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table de montage de « Meurtre à Pacot » de Raoul Peck, juillet 2014

Souvent, on travaille chaque scène de l’intérieur pour lui faire rendre son jus, son sens, ce qu’elle a d’essentiel.

Cela se fait avec le choix du point de vue, des cadres, les trous ou les continuités.

En documentaire, le montage est un peu différent.

On a souvent beaucoup de matière (Mortelle Assistance, 300 heures tournées sur 3 ans) et il faut en piochant dedans fabriquer un film qui soit juste, émouvant, parfois fort comme un coup de poing sur la table. Le fil rouge peut être la chronologie, la proposition d’idées, comme en dissertation, de personnages. Les procédés vont être le contraste entre le texte et les images, les images entre elles. Un film peut se faire avec quelques bouts de fil, ou beaucoup de tissu.

Magie, magie. IMG_0738

Dans le cinéma de Roy Andersson, un film peut se constituer de 40 plans-séquences.

En moyenne pourtant, un film de 90 minutes est fait de 1000 à 1500 plans et le monteur a beaucoup  de responsabilité dans la fabrication.

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Table de montage de « Un pigeon assis sur une branche réfléchit à son existence » de Roy Andersson, septembre 2013

Avec Roy, c’est un curieux de travail: visionner chaque prise (parfois 30 ou 50 prises de la même action) de cette scène.

Il faut choisir, puis lui trouver une place par rapport aux autres scènes.

Trouver son début optimal et sa fin.

Dans ce cinéma là, le monteur est juste un tout petit maillon. Il pèse peu, mais il est au côtés du réalisateur pour faire les choix.

Ne pas avoir peur de faire des choix est  essentiel pour un monteur.

Et trouver des idées alternatives quand ce qui a été prévu ne marche pas.

Je ne suis pas une personne forcément sûre de moi dans la vie courante, mais en montage, je ressens les longueurs, les temps qui vont trop vite, qui sont en trop, les manques, et je fais totalement confiance en mes sensations.

Quand j’ai commencé à travailler, c’était avec de la pellicule.

On la tenait à la main, on mettait des gants blancs, on la coupait et on la scotchait.

Une longueur correspondait à une durée. C’est fini. On ne travaille plus avec de la pellicule film. En quelques années, elle a disparu.

Les plans sont sur un écran d’ordinateur et on appuie sur des touches de clavier pour signifier qu’on coupe, qu’on colle, qu’on déplace, qu’on raccourcit… mais c’est le même travail. Pourtant parfois la nuit je rêve que je manipule de la matière. Je roule des bobinots avec ce mouvement inoubliable de l’avant bras, je déroule quelques centimètres pour regarder les photogrammes…

montage mon beau souci

image citation de Jean-Luc Godard dans Histoire(s) de cinéma

Pour devenir monteur-c’est comme lire pour devenir écrivain-, il faut regarder beaucoup de films, de tous genres et toutes époques, ne pas se laisser formater, la musique je crois est un bon atout, une mémoire d’éléphant, de la patience, et surtout l’amour du cinéma et la confiance en son propre jugement. Pour devenir monteur, il faut avoir envie de se couler dans l’ombre et dans l’univers des cinéastes. Il faut croire en l’alchimie qui permet de transformer le temps tel qu’il est enregistré par les caméras en un temps artificiel, « image temps, image mouvement », qui est celui du film. Et c’est tout.

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Ma chambre verte https://www.alexandrastrauss.fr/ma-chambre-verte/ https://www.alexandrastrauss.fr/ma-chambre-verte/#comments Fri, 05 Dec 2014 09:16:18 +0000 http://www.alexandrastrauss.fr/?p=1020 C’était un 5 décembre comme tous les 5 décembre à Paris. Ciel blanchâtre, mais pas de neige prévue, humidité, oui, il pleuvait cette année là, une pluie glaçante qui effaçait les larmes sur ma joue, il n’y avait presque pas de lumière dans les rues, à part celles des illuminations de Noël, qui ne réjouissent […]

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400 coups

Jean-Pierre Léaud/Antoine Doinel dans Les 400 coups de François Truffaut, 1959

C’était un 5 décembre comme tous les 5 décembre à Paris. Ciel blanchâtre, mais pas de neige prévue, humidité, oui, il pleuvait cette année là, une pluie glaçante qui effaçait les larmes sur ma joue, il n’y avait presque pas de lumière dans les rues, à part celles des illuminations de Noël, qui ne réjouissent que les enfants et les touristes.

Quand je compte les années sur les doigts, ça fait 27 ans.

Ce qui en fait des années.

27 ans que je transporte dans mon portefeuille la carte d’abonné du Centre Pompidou avec sa photo d’identité dessus.
27 ans que sa pensée me vient quand je me sens mal et qui m’oblige à penser: je n’ai pas le droit, je vis, moi.

27 années. Et pourtant mon sentiment vis à vis de sa perte est intact.

Et pourtant, j’ai eu des enfants, j’aime et j’ai aimé, je bouge, je danse, j’écris, je respire.

Je bois un verre d’eau quand je le désire, sans douleur, ni angoisse.

C’était juste une amie. Une amie adolescente. Ces années où l’on s’interroge sur l’amour, sur l’amitié, sur les liens familiaux, sur ce qui nous meut.

Une jeune fille comme n’importe laquelle, amoureuse, tragique, drôle, gâtée.

Sa mort fait d’elle une sainte de mon calendrier.

Je suis, il faut le dire, de ces générations gâtées qui n’ont connu ni la guerre, ni aucun cataclysme. Sa mort a coupé ma vie en deux. Plus que la mort du grand-père ou celle d’un vieil ami de la famille. Je ne m’en suis jamais remise.

Parce qu’elle avait mon âge, la vie devant comme moi, ce qu’on appelle un avenir. Parce qu’elle est partie si vite que c’en était particulièrement incompréhensible. Sa mort m’avait éjectée de l’innocence. La vie s’était démasquée dans toute sa brutalité.

Découverte intime avec la maladie qui ronge, les hôpitaux, le crématoire abstrait, l’absence, les objets qui restent et qu’on se partage. Je l’ai portée longtemps sa montre, elle ne marche plus, mais elle est dans ma boite à bijoux, sa commode est dans ma chambre et j’en ouvre tous les jours les tiroirs, sa carte d’abonnée du centre Pompidou passe d’un portefeuille à l’autre quand il est usé. Et elle, elle est ce souvenir tendre, elle est cette porte sur l’enfer qu’est la condition humaine.

Tout le monde a ses morts. Vous aussi sans aucun doute.

J’ai mon culte. Je pourrais comme Antoine Doinel dans Les Quatre cent coups ou Truffaut dans La Chambre Verte fabriquer un autel avec les photos de mes morts devant lesquelles je viendrais parfois rêver et allumer des bougies.

Les morts de chacun.

Le temps qui passe dessus, sur les morts et les vivants, ce temps que l’on regarde toujours avec étonnement.

C’est quoi 27 ans à part mon reflet dans la glace qui n’est plus le même et les dates sur les calendriers ? C’est toute la densité de la vie qui s’est écoulée, les précieux instants successifs.

L’hiver est triste à Paris. Mais je souffle du chaud sur mes doigts et c’est bon.

 

 

 

chambre verte

La Chambre verte de François Truffaut, 1978

L’exposition Truffaut sur le site de la cinémathèque française

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Le vertige Sade au musée d’Orsay https://www.alexandrastrauss.fr/le-vertige-sade/ https://www.alexandrastrauss.fr/le-vertige-sade/#comments Wed, 15 Oct 2014 19:46:54 +0000 http://www.alexandrastrauss.fr/?p=991 Libertinage, Sade, sadiser, sadisme, une vie aventureuse façon Casanova, la Bastille, les évasions, les fêtes galantes, la Révolution Française, Juliette et Justine… Des mots, des images, des clichés. Mais, non, je ne connaissais rien à la pensée de Sade en arrivant au Musée d’Orsay. J’y allais parce que je suis plongée dans l’univers des surréalistes […]

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Photographie sans titre, Dora Maar, 1940 SFMOMA

Libertinage, Sade, sadiser, sadisme, une vie aventureuse façon Casanova, la Bastille, les évasions, les fêtes galantes, la Révolution Française, Juliette et Justine… Des mots, des images, des clichés. Mais, non, je ne connaissais rien à la pensée de Sade en arrivant au Musée d’Orsay. J’y allais parce que je suis plongée dans l’univers des surréalistes ces temps-ci, et que Sade est une de leur référence essentielle, avec Lautréamont. Et aussi parce que je me doutais bien qu’Odilon Redon allait être représenté, avec certaines de ses Tentations de Saint Antoine et tous ses dessins qui effleurent le rêve, les peurs, les fantasmes. Et puis quelle belle idée d’exposition que de partir d’un écrivain pour construire un univers pictural qui traverse les siècles et montrer ses influences. Car il en a beaucoup dans le domaine des arts plastiques, des influences.

Alors, bon, ça commence bien, avec des écrans sur lesquels sont projetés des extraits de films. Ca me prend par les sentiments, le cinéma. Le visage tourmenté d’Ingrid Bergman dans Docteur Jekyll et Mister Hyde, la beauté lumineuse des jeunes hommes dans Salo ou les 120 journées de Sodome de Pasolini, le vertige de la femme en haut du clocher dans La vie criminelle d’Archibald de la Cruz, la caméra tueuse du Voyeur de M. Powell. Les surréalistes, les voilà déjà avec deux Bunuel (La vie criminelle…et l’Age d’or) et proches avec Franju Les yeux sans visage.

Mais finalement, dans cette énorme exposition, où les dessins académiques côtoient les photomontages, les peintures, les sculptures et des extraits de textes, le plus merveilleux va être la rencontre avec les idées de Sade, tellement modernes. Et je comprends enfin, moi qui hante l’esprit surréaliste en tentant d’y pénétrer par l’intérieur (par le roman bien sûr) pourquoi les surréalistes ont tant estimé le marquis. Eux qui critiquaient l’état et la notion même de loi, qui avaient vécu adolescents la guerre de 14 et y avaient perdu toutes leurs illusions sur la civilisation occidentale, voici une pensée qui leur apporte une grille de lecture pour comprendre le monde. Pour ces jeunes gens révoltés contre le pouvoir de l’état, de l’église et des valeurs bourgeoises issues du siècle précédent, Sade montre la voie quand il écrit que l’état n’est qu’une façon déguisée de légaliser la violence. Qu’est ce que la guerre en effet sinon le lieu où tuer est autorisé ? Qu’est ce que l’éducation si ce n’est la possibilité de punir: allez, la fessée, le martinet, la prison, la torture, la peine capitale qui est pour Sade une horreur, une inhumanité.

Les voleurs font en tuant pour voler moins de mal que les généraux des armées qui détruisent les nations seulement par orgueil.

On ose déclamer contre les passions, on ose les enchaîner par des lois, mais que l’on compare les unes et les autres, et que l’on voie qui, des passions ou des lois, ont fait le plus de bien aux hommes.

Sade pour les surréalistes est aussi celui qui a travaillé dans les asiles de fous, celui qui a écrit que la majeure partie de la vie se déroule dans l’imaginaire. C’est aussi ce constat que tout acte humain est d’ordre sexuel, que toute la civilisation repose sur les désirs, les fantasmes, et les assouvissements de l’énergie sexuelle. Dans l’exposition, on trouve de tout, un bric à brac effarant et passionnant qui nous emmène du 15ème siècle (ah, une toute petite allégorie au crayon de Pisanello sur la Luxure) au 20ème siècle à travers toutes les représentations de viols, d’enlèvements (Sabines, Europe…), les décapitations (Judith), les tortures (les saints coupés, écartelés…), les punitions, la représentation humoristique ou crue du sexe. Sade écrit que l’homme tire un plaisir immense du spectacle de la souffrance d’autrui, ce qui explique son comportement historique. D’où ces images de la vie des saints, ces scènes de meurtres antiques, ces femmes lascives que l’on punit, les foules agglutinées au pied des potences et des guillotines, le succès des histoires policières…

On ne déambulera pas dans cette exposition pour voir du beau, se ressourcer calmement, non. Pourtant on en verra avec des aquarelles de Rodin, des oeuvres de Gustave Moreau, Kubin, Degas, Füesli, la puissante représentation de La Guerre par Henri Rousseau. On va surtout se laisser entraîner dans l’humour dévastateur des feuillets érotiques du 18ème siècle, des dessins de Daumier, ceux de Goya. On va aussi grimacer de dégoût devant certains montages de Hans Bellmer, certaines planches d’anatomie très crues. On se plongera dans une ambiance et on réfléchira devant ces oeuvres choisies pour exprimer la pensée de Sade qui se déroule comme le serpent insinuant son poison.

Je me demande maintenant si elle est bien juste la loi qui ordonne à celui qui n’a rien de respecter celui qui a tout.

Quelle modernité !

Quant aux surréalistes, oui, il y en a, et pas qu’un peu, avec des photos de Man Ray, de Dora Maar, des dessins et peintures de Max Ernst, André Masson,  Dali, Picabia, Ubac, Duchamp, Bellmer…

Quelle puissance, et moi qui croyait que Sade ne parlait que de coucheries libertines.

Hans Bellmer

L’expo se termine quand vous êtes à bout sur l’immense et magnifique Dune de sable de Bacon qui fait face à La Coquille d’Odilon Redon… Tout se conclut. Ah, courez.

… Ainsi je voudrais, une nuit,
Quand l’heure des voluptés sonne,
Vers les trésors de ta personne,
Comme un lâche, ramper sans bruit,

Pour châtier ta chair joyeuse,
Pour meurtrir ton sein pardonné,
Et faire à ton flanc étonné
Une blessure large et creuse,

Et, vertigineuse douceur!
À travers ces lèvres nouvelles,
Plus éclatantes et plus belles,
T’infuser mon venin, ma soeur!

Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal

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Lire, écrire, l’été est là https://www.alexandrastrauss.fr/lire-ecrire-l-ete-est-la/ https://www.alexandrastrauss.fr/lire-ecrire-l-ete-est-la/#respond Sat, 28 Jun 2014 09:07:00 +0000 http://www.alexandrastrauss.fr/?p=946 « Pourquoi un livre nous attrape-t-il,  si ce n’est parce qu’il renvoie à une part obscure de nous-même? » Sylvie Gracia, Le livre des visages Ceci est du blog, jailli de ce début d’été, mais de l’écriture aussi, de la pure écriture, idées jetées en pâture aux lettres d’imprimerie,  sensations exprimées, traduites en mots. Lire. Périodes de […]

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« Pourquoi un livre nous attrape-t-il,  si ce n’est parce qu’il renvoie à une part obscure de nous-même? »

Sylvie Gracia, Le livre des visages

Ceci est du blog, jailli de ce début d’été, mais de l’écriture aussi, de la pure écriture, idées jetées en pâture aux lettres d’imprimerie,  sensations exprimées, traduites en mots.

Lire. Périodes de vie, périodes de lecture. Associations dans la mémoire entre un épisode de la vie et un, ou des livres. Celui-ci est lié à un voyage en autobus au fond de l’Anatolie, celui-là à une chaleur intense qui pesait sur Paris, celui-ci à une grippe et aux fièvres qui l’accompagnaient, celui-là à une amitié terminée. Périodes fastes. Périodes sans. Temps de quête où je passe d’un monde littéraire à un autre, temps d’entêtement quand je poursuis un auteur  jusqu’à avoir été jusqu’au bout de son œuvre.

Il y a ces livres que je relis tous les 10 ans tel Ada ou l’ardeur de Nabokov, La montagne magique de Mann, Dalva de Harrison, Les mémoires d’Hadrien de Yourcenar, Austerlitz de Sebald, Guerre et paix de Tolstoi, Le voyage au bout de la nuit de Céline. Ils sont mes proches, mes chouchous, les piliers de ma vie. A eux, je mesure ma permanence, mais aussi mes évolutions, car ils m’apportent à chaque nouvelle rencontre un même plaisir ou un nouveau, le bonheur des retrouvailles, et aussi des découvertes de détails inaperçus lors d’une lecture précédente.

Ecrire. Quand j’écris, il y a toujours cette question qui me poursuit: qui vais-je intéresser ? Alors qu’il ne devrait y avoir que du plaisir. Celui du jaillissement hors de soi de pensées qu’on a besoin d’énoncer. Celui de transformer le flux d’un instant pour lui donner corps dans la durée. Celui d’organiser le chaos intérieur en une construction qui donne du sens. Celui d’être juste cet instant là, cette concentration, ce travail joyeux de la conscience.

Plaire. Ou plutôt savoir que j’ai réussi à mettre les mots qu’il fallait sur des sensations que d’autres ressentent mais ne savent, ne peuvent ou n’osent exprimer. Qu’ils me le signifient. Qu’une ambiance particulière, extraite du souvenir, ou de la digestion du souvenir, ou juste de la brume intérieure des méandres de ma tête, évoque chez une personne qui a une autre expérience du monde, la même musique, ou alors qu’elle lui permette soudain de re-voir, de comprendre, de découvrir une pensée ou une image ignorée qu’elle portait en soi. Le bonheur.

C’est ce que je cherche comme lectrice, ce que je recherche comme auteur.

Pourquoi on lit tel livre ? Et pas tel autre ? Quelles associations de hasards me/vous font soulever celui-ci plutôt que celui-là… Attraction par le titre, l’image de couverture, un conseil, un coup de tête.

Quand je relis certains livres lus à l’époque de mes vingt ans, dans l’idée de les conseiller à mon fils aîné par exemple, ou de me rafraichir les idées à leur propos, ou pour renouveler un bonheur passé, certains que j’ai adorés me tombent des mains et restent des semaines durant sur ma table tandis que je prétends que je vais les terminer. Mais je ne parviens plus à les aimer à nouveau et préfère rester sur mon souvenir. Le livre comme l’écriture qui le produit est la rencontre entre un temps donné, une illumination, une fenêtre qui s’ouvre… et le contenu-matière qu’il est. Certains vous touchent toute la vie, d’autres à certaines périodes.

Je vais me faire brève, puisque ceci est du blog.

L’été donc est venu, moment où l’on se dit qu’on a beaucoup de temps. Qu’on va lire les gros pavés qu’on a laissés longtemps en attente sur l’étagère trop élevée des jours normaux. On s’imagine dans un transat à l’ombre d’un tilleul, ou sous un parasol, dans un train qui vous entraîne vers ailleurs, ou entre les draps presque encore frais au cœur d’une nuit chaude.

Pour cet été, je vous propose quelques suggestions. En échange des vôtres.

Je dirai: Les tribulations de Maqroll le Gabier, ensemble de sept courts romans écrits par l’écrivain colombien mort cette année, Alvaro Mutis, comme son ami Marquez qui lui avait d’ailleurs dédicacé Cent ans de solitude. Ils embarqueront tous ceux qui ne sont pas allés aussi loin qu’ils le rêvaient, ceux qui aiment les aventuriers perdus d’avance, comme ces héros des films de John Huston (Le trésor de la Sierra Madre) Son univers est celui des jungles moites, des traversées maritimes dangereuses, des attentes dans des hôtels louches, des mines d’or vides… Maqroll est un errant lettré qui boit du rhum pour oublier  le travail dévastateur du temps.

Et je dirai l’œuvre autobiographique de Simone de Beauvoir, parce que cette année a été pour moi cette rencontre de son œuvre. Les mémoires d’une jeune fille rangée, La force des choses, La force de l’âge, Une mort très douce, les Lettres à Nelson Algren, la Correspondance croisée avec Jacques-Laurent Bost, pour se plonger dans une époque qui désormais s’éloigne, des années 1920 aux années 1960, se confronter à une vie consacrée à l’écriture, revisiter son exigence, sa lucidité incroyable, sa vie-feuilleton palpitante qui vous emmène marcher dans les Alpes, traîner dans un Paris disparu, voyager au Maroc, au Mexique, dans une Grèce encore vide du tourisme, dans des amours qui se font et se défont, une vie qui se réfléchit, se critique, à travers ses choix et ses déceptions, sa quête incessante du bonheur.

Contemporain et dérangeant, mais lyrique, Mathias Enard, La perfection du tir et son portrait glaçant, mais humain, atroce, d’un jeune sniper au temps de la guerre civile qui fit exploser la Yougoslavie, Rue des voleurs, l’islamisme et les rêves d’Europe, encore un portrait de jeune homme dans la peau duquel le voyage est troublant. Et puis, L’alcool et la nostalgie pour ceux, comme moi, qui aiment la vodka russe, l’idée de traverser le continent en transsibérien et quand la langue française s’envole dans les vapeurs de la boisson et les excès de sentiments.

En bonus, Le livre des visages de Sylvie Gracia, un fascinant journal intime qui révèle autant sur ce que l’on n’ose se dire que sur celle qui l’a écrit. Avec elle, on traverse une période récente de la vie française que sont les années Sarkozy. Une femme se regarde au jour le jour et devient personnage de roman en dévoilant ses pensées. Passage de l’an tranquille à Venise, bonheur familial en Corse, traumatismes de la mort d’être aimés, c’est l’intime, ces moments où le quotidien devient romanesque grâce à l’écriture et parle alors d’universel.

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« Les meilleures choses de la vie naissent ainsi, les livres, les amours, les rencontres. Sans attente ni désir. S’imposent parce que là, devant soi, redessinant l’horizon. « 

Sylvie Gracia, Le livre des visages

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Les archives du rêve https://www.alexandrastrauss.fr/les-archives-du-reve/ https://www.alexandrastrauss.fr/les-archives-du-reve/#respond Wed, 16 Apr 2014 18:37:35 +0000 http://www.alexandrastrauss.fr/?p=926 A ceux qui réussiraient à quitter la chaleur du soleil printanier et la contemplation des fleurs des marronniers pour l’ombre d’un musée, l’exposition Les archives du rêve présentée à l’Orangerie de Paris propose jusque fin juin 160 dessins issus des collections d’Orsay. On entre de plain-pied dans l’ombre avec ce choix de très beaux crayons, […]

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Digue la nuit, L. Spillaert
lavis d’encre et aquarelle sur papier, 1908, musée d’Orsay Paris

A ceux qui réussiraient à quitter la chaleur du soleil printanier et la contemplation des fleurs des marronniers pour l’ombre d’un musée, l’exposition Les archives du rêve présentée à l’Orangerie de Paris propose jusque fin juin 160 dessins issus des collections d’Orsay. On entre de plain-pied dans l’ombre avec ce choix de très beaux crayons, encres, pastels et gouaches, tout un univers en noir et en blanc qui ont peut-être en commun ce projet de C.D. Friedrich: «ferme l’oeil de ton corps afin de voir… par l’oeil de l’esprit.» Projet que déclinait aussi Odilon Redon représenté dans l’exposition par une salle de 11 œuvres, plus une autre exposée plus loin, parmi lesquels – si vous ne les avez jamais vus «en vrai» – des merveilles comme L’oeil au Pavot ou L’araignée souriante.

Dans Les attaches invisibles, j’avais inventé une histoire autour de cet Oeil au Pavot: «Cet été-là, il trace une autre ouverture suggérant une fenêtre. Cette fois, c’est un simple rectangle dans lequel se découpe un oeil extrait d’un visage invisible dont le sourcil est surmonté d’une petit fleur qui semble piquante comme un chardon. Odilon ne saurait expliquer ni l’oeil flottant, ni la fleur, mais il se souvient du moment où il a commencé à les dessiner, par une après-midi plus chaude que les autres. Ils avaient fait la sieste dans la grande chambre, Camille et lui. S’éveillant, il avait aperçu par la fenêtre restée ouverte un nuage percé d’un oeil qui les fixait, espion sans doute de leur intimité, mais bienveillant. Il s’était levé et avait commencé à dessiner cet oeil entre deux pans de mur. Quand Camille s’était réveillée, il avait les doigts noirs à force de frotter la matière charbonneuse, de l’estomper, gommer, gratter. Camille, décoiffée, en chemise et baillant largement, avait seulement dit: «as-tu mis du pavot dans mon thé tout à l’heure ? J’ai terriblement bien dormi.»

Me voici donc de retour dans l’univers de Redon, ainsi que celui des symbolistes bien représentés eux aussi dans l’exposition avec Gustave Moreau, que Redon admirait, et un certain nombre d’artistes anglais ou belges comme Félicien Rops, Jan Toorop, Léon Spillaert, Fernand Knopff… Comme je m’y sens chez moi ! Toute la vie semble-t-il, l’on est attiré par les mêmes choses, les mêmes thèmes, certaines œuvres, comme si se nourrir d’elles permettait d’approcher du mystère que chacun porte en soi, comme si l’on tournait obstinément autour de vérités invisibles, mais pressenties. L’exposition évoquée ici propose un certain nombre d’oeuvres qui touchent à ce moment qui me fascine tant, celui de la création, cet élan vers l’expression de la vision intérieure dont les sources me fascinent, thèmes que j’explore aussi bien dans Les Attaches invisibles que dans Les Démons de Jérôme Bosch.

L’on pourra admirer des dessins exprimant le miracle de l’instant capté et restitué par l’artiste, autre sujet que j’explore comme une maniaque, que cet instant soit restitué par une «façon» réaliste, geste d’une femme se coiffant (Degas), mystère d’une femme voilée aperçue dans la rue (Seurat), embrasure de fenêtre donnant sur un jardin (Lebrun), autoportraits sans concession (Baudelaire, Fantin-Latour) ou plus oniriques comme avec les symbolistes et certains romantiques.

Pour tout dire, l’expo un peu bric à brac m’a fait penser à la salle d’un hôtel de vente, le classement par thèmes autour du «rêve»» invoqué est plutôt artificiel, mais qu’importe, la qualité des oeuvres choisies vaut le déplacement et la vision du grain du papier sous le gras du crayon pourra peut-être vous transporter dans cet état d’euphorie légère que donne la fréquentation de la beauté et vous ressortirez à la lumière vacillants, pour bâtir par vous-même de féériques palais

II est doux, à travers les brumes, de voir naître

L’étoile dans l’azur, la lampe à la fenêtre

Les fleuves de charbon monter au firmament

Et la lune verser son pâle enchantement.

Je verrai les printemps, les étés, les automnes;

Et quand viendra l’hiver aux neiges monotones,

Je fermerai partout portières et volets

Pour bâtir dans la nuit mes féeriques palais….

extrait de Paysage, Les Fleurs du mal, Charles Baudelaire

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