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Les objets

15 août 2018 0 commentaires

« Natura morta », 1927 de Giorgio MORANDI – Courtesy Sammlung Lambrecht-Schadeberg

1.

Sur mes étagères trônent des objets divers, hétéroclites. Les amis de passage trouvent la maison chaleureuse. Les objets y sont pour quelque chose. Chacun a une histoire. Certains me rappellent la personne qui me l’a offerte, le lieu d’où je les ai rapportés, le moment où j’ai posé ma main sur eux pour les rendre miens. Ils sont un lien avec le passé, avec la vie qui passe, mis qui a été « présent ». Ils sont la preuve d’épisodes vécus, de bonheurs, de tristesses. Ils décorent les murs et les meubles. Ils remplissent l’espace de beauté et de sens. Ils m’étouffent.
Sur mes étagères, de plus en plus d’objets. La mort de mes proches remplit la maison de leurs objets. Déjà, j’avais dix neuf ans, la mort d’une amie, si injuste me semblait-il alors, et encore, si terrifiante, avait laissé chez moi comme la vague après la tempête, des objets lui appartenant. Je m’en occupais comme je me serais occupé d’un animal de compagnie abandonné. Les toucher, les changer de place, me faisait penser à elle. Une religion en quelque sorte.
Puis récemment, sont venues: la mort de ma grand-mère.
La mort de ma mère.

Les objets qui se déposent chez moi, comme les nouvelles strates de terre dans un chantier d’archéologie, sont ceux qui ont accompagné leurs vies entières, des vies remplies, des vies finies. Je les ai vus chez elles tout au long de mon enfance, de mon adolescence, de ma vie d’adulte, sur le rebord des bibliothèques, les tables basses, les dessus des cheminées. Avec certains, j’ai joué enfant. D’autres, je les ai regardés avec envie, rêvant de les posséder. Chez elles, il y avait déjà des objets chargés d’histoires. Le pot indien rapporté par un arrière-grand-père d’Inde, au début du 20ème siècle. Histoires familiales. Légendes dont on ne sait ce qui est vrai ou pas. Cet homme avait abandonné sa famille deux années entières pour découvrir l’Asie. Il était revenu chargé de cadeaux. Le nécessaire à couture d’une arrière-grand-tante, déportée. Inutile, pas vraiment beau; bizarre, incongru.
Les portraits de morts inconnus et anonymes pour moi, encadrés de cuivre, de bois, d’argent parfois.

Une amie afghane regarde ces objets avec admiration. Chez elle, trop de guerres, trop de remous, pas assez de bourgeoisie qui s’incarne dans ce qu’elle possède, pas d’objets que l’on se passe d’une génération à l’autre, qui ornent le foyer, le rend chaleureux, joli, rempli d’âme. Ou qui le rend étouffant.
Moi, à vingt ans, je recevais avec plaisir ces objets. Je déménageais avec.
Puis ils ont commencé à s’accumuler.
Il y eut un jour où j’ai fini par posséder plusieurs théières, plusieurs cadres anciens, plusieurs tasses dépareillées ravissantes, plusieurs boites originaires de Chine, d’Inde, ou d’ailleurs. Tant de vases. De petits pots où l’on dépose des clous, des agrafes, des boucles d’oreilles solitaires, des pièces de monnaie. J’ai réalisé que je n’avais jamais acheté une tasse que j’aurais choisie. Tout m’était venu des morts. A qui je rendais un culte, un peu comme François Truffaut dans La Chambre Verte, ou Antoine Doinel dans les 4OO coups.
Impossible de les jeter sans avoir l’impression de jeter un peu de ces autres disparus.
C’est l’invasion de la vie par la mort.
Mais c’est aussi la définition de celle que je me sens être. Une sorte de récipiendaire des souvenirs, des bribes d’histoires auxquelles je tente de donner un sens en écrivant, en rêvant.
La grand-mère, la mère, adorées, qui ont trouvé, acheté, choisi, touché les choses qui maintenant ornent mon univers quotidien.
Pour en venir à quoi ? Pour en venir à cela.

2.

« Les objets » par Philippe Katerine:
Tous ces objets qu’on a connu,
À qui vont-ils appartenir?
Que vont-ils devenir?
Ça je n’en sais rien.
Oui l’harmonica je vais jouer l’harmonica,
Mais ces outils pour quel jardin? Je n’en sais rien.

Qui lira ces bouquins d’Histoire?
Qui sourira dans son miroir?
Et les habits je n’en parle pas,
Qui portera ce blouson là?
Ce que je veux pas c’est croiser quelqu’un qui l’a sur le dos je tuerai ce salaud ou j’en sais rien.

Les objets vivent plus longtemps,
Les objets vivent plus longtemps,
Que les gen-en-en-en-en-en-en-en-ens.
Pas toujours évidemment.
Mais souvent les objets vivent plus longtemps que les gens.

P’t-être pas la boîte d’allumettes,

Ni la cigarette.
Et la maison qui l’achètera?
Et le gazon qui le taillera?
Sa fenêtre ils ouvriront.
Sa porte ils refermeront.
Puis un jour ils mourront et ceux qui resteront revendront sa durera combien? Je n’en sais rien.

Les objets vivent plus longtemps,
Les objets vivent plus longtemps,
Que les gen-en-en-en-en-en-en-en-ens.
Pas toujours évidemment.
Mais souvent les objets vivent plus longtemps que les gens.

Le triangle.
Le piano.
Piano.
L’harmonica.

 

3.

Petites pensées sur le départ des enfants.

Moi aussi je suis partie un jour, vers 18 ans, habiter seule dans ma chambrette d’étudiante. Moi non plus je n’ai pas eu une pensée pour ma mère, je partais avec le chat, mes livres et quelques disques noirs et lourds. Je partais vers un espace minuscule que je ne partagerai avec personne,  où mes parents ignoreraient mes actes. Liberté amoureuse, liberté des rythmes, liberté en tout. Ma seule discipline pour frein. Le bonheur.

On ne réalise le bonheur qu’une fois qu’il est terminé, n’est-ce pas ? Au travers de la tristesse de la période qui s’achève.

La tristesse, seule mesure du bonheur.

Quand j’étais enceinte, la première fois, la merveilleuse monteuse amie dont j’étais l’assistante, une femme de l’âge de mes parents, m’a chuchoté, un après-midi dans l’obscurité d’une salle de projection : profites en bien, l’enfance est une période très courte. Et c’est vrai. Et le temps des jeunes parents s’accélère tant il est rempli de gestes nouveaux, qui viennent s’ajouter aux gestes habituels. On ne lave plus que sa vaisselle, mais celle des enfants, son linge, mais le leur, on remplit le frigo pour deux fois plus de personnes, on leur donne un temps qu’on s’enlève à soi-même. Et pourtant, cette petite vingtaine d’années si remplie, elle passe. Et vient le jour où l’enfant devient un adulte à peine ressemblant à l’enfant des photos, qui a sa pensée, son humour, ses sales habitudes, ses bonnes manières ou pas. Un être qui s’en va et laisse derrière lui des livres, des jeux, des vêtements, des bibelots, familiers, si familiers, qui chacun raconte de multiples histoires, des journées, des soirées, des nuits, des moments à peine ressentis et à jamais disparus. Des choses encombrantes une fois de plus. Des choses émouvantes qui font se sentir vieux, se sentir triste, se sentir aimé, mais de loin, à jamais.

 

4.

Et moi oui, je me dis qu’ils me survivront certains de ces objets.
Je me dis que je pourrais écrire leur histoire à chacun. Ou l’inventer le cas échéant.
Que chacun sans doute pourraient témoigner d’histoires.
Chez ma mère, quand je l’ai trouvée, ils étaient là, comme des yeux me regardant, témoins de la mort qui lui était arrivée violemment, regardant ma stupeur face à l’inéluctable, leur savoir pour moi à jamais inaccessible.
Objets témoins des vies, des bonheurs, des désespoirs.
Comme ces petits textes que je jette parfois dans le silence, mais qui survivent à l’instant où je les ai mis au monde.

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