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Pourquoi écrivez-vous ? II, capter l’instant.

15 septembre 2013 3 commentaires
écorce, Stockholm, 15 09 13

écorce, Stockholm, 15 09 13

L’eau est transparente, les galets jolis, rouges, gris, bruns. J’enlève mes sandales et y plonge les pieds. Le ciel très bleu est traversé de nuages sporadiques et de vols de mouettes. L’ile face à moi est couverte d’arbres dont la cime dodeline dans la brise. C’est presque l’automne, mais ils sont encore verts. Je regarde passer les marcheurs, les cyclistes, les familles sur les barques. J’ouvre mes yeux à la lumière, mes oreilles aux sons, mon épiderme à la douceur des rayons du soleil et à la fraicheur de l’eau. Je suis seule.

Expérience commune. Courante. Partagée.

L’on peut se lever, marcher, continuer la route.

L’on peut sortir le carnet, se laisser envahir par l’afflux des pensées qui montent de l’inconscient, sont analysées par le conscient, se révèlent et révèlent celui qui les émet. Noter les pensées. Petites bulles de sens qui éclatent à la surface.

L’on peut sortir l’appareil photo ou le téléphone et capter les détails ou l’ensemble, chercher le cadre qui sera le plus fidèle à la vision que j’ai du lieu et de ma position dans ce lieu.

La photo – et ce pourrait être le dessin griffonné sur un bout de papier – ou l’écriture, – et ce pourrait être l’enregistrement de la voix sur un support quelconque – comme capture de cet instant indicible qu’est le présent, la vie. Echange immédiat avec soi-même, échange à venir avec les autres. L’homme dit «des cavernes» dessinait ou entaillait la roche de marques profondes qui témoignaient de son geste et de sa présence là, à ce moment là, et peut être du sentiment qui l’habitait. Marquer le temps dure depuis aussi longtemps que l’homme.

Mais la captation de la sensation physique est impossible. La fraicheur minérale de la pierre sous mon corps assis, les ondes provoquées par le passage d’une barque à moteur, le rire d’un enfant ou le crissement des roues d’un vélo sur le gravier restent insaisissables. J’ai beau les écrire, je ne retiens rien. Les mots vont s’ajouter à la masse des mots écrits, je suis seulement vaguement soulagée.

De toutes les façons, je ne voulais que marquer l’instant. Vouloir croire que je veux y rester est un mensonge. L’instant est riche, plein, magnifique, et pourtant sans cesse mon esprit se projette en avant, attend l’instant suivant, le jour suivant. Impossible satisfaction. Impossible arrêt du temps dans le plaisir ou le bonheur.

Tout l’humain et ses contradictions sont là. Le moment présent et la conscience aigüe de son immatérialité. Je souffre de la fuite du temps, mais j’attends aussi avec impatience ce que l’instant suivant me réserve. Ma curiosité l’emporte sur l’intensité du présent. Car, quel autre paysage ? Quel autre rayon de soleil ? Quelle rencontre avec quel être envers lequel je ressentirai cette inexplicable attirance ?

Je veux l’immortalité, mais je veux le flux du temps aussi.

Il paraît que l’homme est raisonnable, c’est à dire qu’il raisonne sur son état, mais la plupart de ses décisions relève de ses impulsions, de son irrésistible curiosité de l’avenir. L’on dit que certains agissent par cupidité, mais c’est sans doute seulement aussi parce qu’amasser des biens matériels est une autre manière de laisser une trace, ou de se sentir vivant, ancré dans le seul monde que nous connaissons, voir Citizen Kane, voir tous les plus véreux businessmen du monde.

A 100 ans, ma grand-mère n’a plus de curiosité. Elle ne se sent plus dans le flux du temps, mais dans une sorte de présent comateux sur lequel elle n’a plus prise. Le corps a abandonné la course, l’esprit aussi. L’ennui de tout l’habite. Les dieux grecs s’ennuyaient-ils aussi ? A 87 ans, il semble qu’Albert Jacquard, que la vie a quitté il y a quelques jours, était toujours curieux de lui-même et des autres, toujours avide de suivre l’histoire humaine, d’y jouer son petit rôle. Peut être, lui aussi, au bord du bras de mer, en une journée qui sera peut-être la dernière de cet été ci, aurait-il trempé ses pieds dans l’eau froide et regardé les nuages envahir le bleu du ciel en pensant: je suis là, je veux rester là, cette seconde ci, je veux continuer à la ressentir et pour cela, je vais l’écrire avant de me lever pour passer à autre chose.

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Commentaires (3)

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  1. Caroline SD dit :

    Merci pour ce joli rappel au présent, qui m’évoque aussi le temps des vacances, celui où l’on a enfin le temps de se poser, de profiter de « l’ici et maintenant » et d’être vraiment soi. Un rappel d’autant plus précieux en ces premières semaines de rentrée où déjà on est happé par la frénésie de… De quoi au fait ?

  2. mf.ehret dit :

    ton texte m’a beaucoup touchée, il fait résonner des accords profonds, le goût du présent et la curiosité de l’instant à venir
    la peur de vivre trop longtemps…
    à bientôt

  3. Michèle Dufour dit :

    Méditation inspirée. Mais, contrairement à vous, je pense que cette expérience de présent absolu que l’on fait à l’instant de certaines rencontres ( paysages, visages, « madeleines » proustiennes de diverses natures ) est, justement, absolument satisfaisante. Sans appréhension de son effacement ni de sa perte dans le flux du temps. Et, aussi bien, elle contient tout notre passé et l’anticipation de nos futures énergies. Sans rien perdre de sa qualité intrinsèque de pur présent. C’est un saut qualitatif. Un transport. Une transcendance. Tout l’être s’y rencontre. Là où toute expression artistique s’enracine.

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