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Ma chambre verte

5 décembre 2014 1 commentaire
400 coups

Jean-Pierre Léaud/Antoine Doinel dans Les 400 coups de François Truffaut, 1959

C’était un 5 décembre comme tous les 5 décembre à Paris. Ciel blanchâtre, mais pas de neige prévue, humidité, oui, il pleuvait cette année là, une pluie glaçante qui effaçait les larmes sur ma joue, il n’y avait presque pas de lumière dans les rues, à part celles des illuminations de Noël, qui ne réjouissent que les enfants et les touristes.

Quand je compte les années sur les doigts, ça fait 27 ans.

Ce qui en fait des années.

27 ans que je transporte dans mon portefeuille la carte d’abonné du Centre Pompidou avec sa photo d’identité dessus.
27 ans que sa pensée me vient quand je me sens mal et qui m’oblige à penser: je n’ai pas le droit, je vis, moi.

27 années. Et pourtant mon sentiment vis à vis de sa perte est intact.

Et pourtant, j’ai eu des enfants, j’aime et j’ai aimé, je bouge, je danse, j’écris, je respire.

Je bois un verre d’eau quand je le désire, sans douleur, ni angoisse.

C’était juste une amie. Une amie adolescente. Ces années où l’on s’interroge sur l’amour, sur l’amitié, sur les liens familiaux, sur ce qui nous meut.

Une jeune fille comme n’importe laquelle, amoureuse, tragique, drôle, gâtée.

Sa mort fait d’elle une sainte de mon calendrier.

Je suis, il faut le dire, de ces générations gâtées qui n’ont connu ni la guerre, ni aucun cataclysme. Sa mort a coupé ma vie en deux. Plus que la mort du grand-père ou celle d’un vieil ami de la famille. Je ne m’en suis jamais remise.

Parce qu’elle avait mon âge, la vie devant comme moi, ce qu’on appelle un avenir. Parce qu’elle est partie si vite que c’en était particulièrement incompréhensible. Sa mort m’avait éjectée de l’innocence. La vie s’était démasquée dans toute sa brutalité.

Découverte intime avec la maladie qui ronge, les hôpitaux, le crématoire abstrait, l’absence, les objets qui restent et qu’on se partage. Je l’ai portée longtemps sa montre, elle ne marche plus, mais elle est dans ma boite à bijoux, sa commode est dans ma chambre et j’en ouvre tous les jours les tiroirs, sa carte d’abonnée du centre Pompidou passe d’un portefeuille à l’autre quand il est usé. Et elle, elle est ce souvenir tendre, elle est cette porte sur l’enfer qu’est la condition humaine.

Tout le monde a ses morts. Vous aussi sans aucun doute.

J’ai mon culte. Je pourrais comme Antoine Doinel dans Les Quatre cent coups ou Truffaut dans La Chambre Verte fabriquer un autel avec les photos de mes morts devant lesquelles je viendrais parfois rêver et allumer des bougies.

Les morts de chacun.

Le temps qui passe dessus, sur les morts et les vivants, ce temps que l’on regarde toujours avec étonnement.

C’est quoi 27 ans à part mon reflet dans la glace qui n’est plus le même et les dates sur les calendriers ? C’est toute la densité de la vie qui s’est écoulée, les précieux instants successifs.

L’hiver est triste à Paris. Mais je souffle du chaud sur mes doigts et c’est bon.

 

 

 

chambre verte

La Chambre verte de François Truffaut, 1978

L’exposition Truffaut sur le site de la cinémathèque française

Commentaires (1)

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  1. jacqueline Dufrene dit :

    merci Alexandra. C’est la premiere fois que je lis un texte qui parle de la chambre verte , ce film de Truffaut intime comme ce qu’on se dit entre amis pendant une promenade la nuit .A lire votre témoignage du 5 décembre j’ai retrouve cette proximité des voix dans le noir . J’aime votre écriture.

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