inédit Archives - Mes attaches invisibles https://www.alexandrastrauss.fr/tag/inedit/ Le site d'Alexandra Strauss Mon, 11 Nov 2013 11:13:36 +0000 fr-FR hourly 1 https://www.alexandrastrauss.fr/wp-content/uploads/2020/09/favicon-32x32-1.png inédit Archives - Mes attaches invisibles https://www.alexandrastrauss.fr/tag/inedit/ 32 32 Jardins d’Eden, une nouvelle (1998) https://www.alexandrastrauss.fr/jardins-d-eden-une-nouvelle-1998/ https://www.alexandrastrauss.fr/jardins-d-eden-une-nouvelle-1998/#comments Tue, 04 Jun 2013 11:24:18 +0000 http://www.alexandrastrauss.fr/?p=557 Cette nouvelle avait gagné en 1998 le prix du Rotary-Club de Bourges. Je découvrais l’énorme plaisir d’être lue et appréciée par des personnes inconnues, extérieures au cercle des intimes. C’était le prélude d’un dialogue.  Les années passent et l’écriture s’enrichit du chemin parcouru, mais je note que je me plaçais déjà dans le domaine de […]

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La Grande Touffe d’herbes, Albrecht Dürer, 1503
(Graphische Sammlung Albertina, Vienne)

Cette nouvelle avait gagné en 1998 le prix du Rotary-Club de Bourges.

Je découvrais l’énorme plaisir d’être lue et appréciée par des personnes inconnues, extérieures au cercle des intimes. C’était le prélude d’un dialogue. 

Les années passent et l’écriture s’enrichit du chemin parcouru, mais je note que je me plaçais déjà dans le domaine de la recherche de la sensation, abordant le thème de la liberté et de la fabrication de l’identité auxquels je suis encore fidèle.

Merci, si jamais ils se retrouvent ici, à ces lecteurs de Bourges qui m’avaient encouragée. Je n’ai pas oublié la soirée passée avec eux, ni leur chaleur envers une débutante.

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Jardins d’Eden

Enfant, Flora passait la plupart de ses vacances chez sa grand-mère du Midi. La vieille femme occupait seule une maisonnette à la sortie d’un village, une sorte de chalet en bois qu’un fermier avait construit sur une dépendance de son terrain et qu’il lui louait pour une somme modique. Le chalet était minuscule, une grande pièce où l’on mangeait et deux petites chambres, aussi vivait-on surtout au grand air.

C’était un pays de montagnes, mais de montagnes du Midi, les hivers étaient rigoureux mais courts, les étés chauds, et les saisons intermédiaires douces et clémentes. L’on s’en revenait de vacances calme et regonflé par l’air qui sentait bon le thym et la sarriette, la chèvre et le champignon.

La grand-mère de Flora était une infatigable marcheuse, une femme des espaces ouverts et des crêtes d’où l’on domine les cirques majestueux et les crêtes où l’on n’est pas. Elle avait horreur de ce qui était domestique et fuyait ce qui obstruait son passage, les murs, les portes, jusqu’à la vue des palissades des maisons du village. Elle ne cultivait rien autour de son chalet, disant qu’elle trouvait tout ce qu’il lui fallait poussé à l’état sauvage, et que la montagne était ce vaste jardin que devait être à l’origine le jardin d’Eden. Elle le parcourait sans cesse en tout sens, en ramenant odeurs et saveurs.

Elle portait un chapeau de paille piqué de fleurs sauvages ainsi qu’un large tablier qu’elle remplissait de jeunes pousses et de simples. Flora pensait qu’en d’autres temps sa grand-mère eut été une sorcière. Elle n’aimait rien tant que la suivre sur les chemins caillouteux et l’entendre marmonner le nom des plantes qu’elles rencontraient. Le pas de la grand-mère était vif, mais ses arrêts fréquents permettaient à la petite fille de la rattraper. Elle caressait les cheveux de l’enfant, tendre et un peu absente, le nez suspendu à des fumets que Flora ne sentait pas, l’oeil furetant au ras du sol à la recherche de quelques végétaux rares, ou perdu vers les hauteurs qu’il embrassait royalement comme si tout le pays était sien.

– Alors, ma Biquette, tu l’aimes mon jardin?

Comme sa grand-mère, Flora était chez elle dans ces espaces non clôturés. Elle apprit à reconnaître l’aigremoine, l’armoise, la marjolaine et l’absinthe, et jusqu’aux saisons de leur ramassage le plus propice. Elle parlait patois avec les bergers, buvait aux cours d’eau sans se mouiller les pieds, chassait le petit gris et le sanguin, et disputait les baies aux oiseaux. C’était des vacances de pur délice, elle courait, elle marchait, elle se fondait avec les éléments, et pleurait amèrement quand il fallait partir. De retour en ville, elle était surprise de la crasse, de la rareté de l’air, du grondement continu des rues. Il fallait réapprendre la terrible finitude de ce qui chez sa grand-mère était infini. Elle se cognait aux meubles et faisait se retourner les têtes dans la rue où sa voix claire avait sonné trop fort. Elle lisait dans le regard de sa mère la compréhension d’une ivresse depuis longtemps tenue à distance.

Les petites vacances, Flora les passait dans la région parisienne, chez ses grands-parents paternels. Ils s’étaient retirés à l’âge de la retraite dans une maison construite dans les années soixante pour y passer les fins de semaine. A cette époque, leur maison, moderne et fonctionnelle, était un spécimen parmi les fermes, mais lorsque Flora était enfant, la plupart des fermes s’étaient transformées en résidences secondaires, de nombreux champs avaient été lotis et la route était terriblement passante. Il était strictement interdit à Flora d’ouvrir la grille d’entrée.

De toute façon, dans cette maison-là, la vie se tenait toute entière de l’autre côté, dans le jardin des grands-parents. Il était de taille moyenne, mais il était sublime. Flora voyait bien que tous les voisins étaient jaloux. Les grands-parents ne cultivaient pas moins de trente variétés de légumes et vingt-cinq de fleurs. Il en venait à toutes les saisons et l’organisation de leurs cueillettes était au moins aussi compliquée et rationnelle que l’organisation de l’espace en carrés et en lignes. Un ordre des plus rigoureux régnait, régentant la place exacte de l’utile et de l’agrément.

Dans cet univers chatoyant mais strict, pas une mauvaise herbe ne survivait aux regards de Cerbère des grands-parents, pas une chenille, pas une limace ne s’en sortait indemne. Et Flora, elle aussi, filait doux entre les allées de carottes, de choux et de radis qu’elle admirait tout autant que les dahlias, zinnias et capucines. Elle se voyait, Flora, comme une sorte de miracle de la nature, une espèce hybride issue d’un croisement rare entre une famille sauvage du Midi et une espèce francilienne plus commune, mais admirable de vigueur et de fidélité. D’ailleurs, l’espèce menaçait de s’en tenir à elle seule, prototype expérimental: ses parents lentement se lassaient l’un de l’autre et lorsque disputes et réconciliations tarirent, il y eut le départ de son père.

Flora était solide et ses racines assez profondes pour tenir durant ces temps difficiles. Elle grandit. Elle cessa de passer les vacances chez ses grands-parents, découvrit les bords de mer et les capitales étrangères. Son grand-père mourut, puis sa grand-mère paternelle. C’étaient des années trop remplies pour réaliser leur perte. De temps à autre, Flora envoyait une carte postale à sa grand-mère du Midi. On disait dans la famille que la grand-mère avait trouvé la plante qui rend immortel.

Il y eut ce bel amour. Et puis ce gros chagrin. Il y eut ce désir de ne pas y survivre, ce sentiment écoeurant de ne plus pouvoir imaginer l’avenir sans Lui, ni même aucun lendemain. Flora découvrit la fadeur des jours devenus incolores. On lui dit: « Pars Flora, ressource-toi… Va voir l’Océan, les plages de sable fin, va danser sous les cocotiers et croquer les fruits pulpeux de l’exotisme ! »

Flora entra dans une agence de voyages et elle en ressortit. Au milieu des catalogues, surgis on ne sait comment, s’étaient imposés à elle les jardins de son enfance. Elle téléphona à son père qui lui apprit la vente de la maison de ses parents. Sa gorge se serra à la pensée des allées régulières envahies par l’herbe folle.

Restait le Midi. Flora remplit sommairement un sac de voyage et prit le train de nuit: il lui semblait impossible de remonter le temps en quelques heures confortables d’un train à grande vitesse. Au matin, épuisée par des rêves de pertes irrémédiables, elle monta dans un bus qui la déposa au village de sa grand-mère. La veille, elle lui avait parlé au téléphone. La très vieille dame avait marmonné des « très bien, très bien » et avait raccroché sans que Flora sût si l’information de sa venue avait été comprise.

Elle posa le pied sur le sol en tremblant. La tête lui tournait mais l’air vif des montagnes la ranima d’un coup. Elle s’élança. Quelques regards de vieillards assis au soleil s’attachèrent à elle et son cartable d’écolière lui pesa dans le dos. Elle s’étonna de ses chaussures à talons et du journal qu’elle tenait plié sous le bras. La place du village n’avait pas changé, elle.

La grand-mère paraissait avoir rétréci tant elle était menue. Ses paupières comme des pétales fanés lui tombaient sur les yeux et elle posait sa main en cornet sur l’oreille lorsque Flora parlait.

– Alors Grand-mère, comment ça va ?

Elle raconta pêle-mêle le dénuement de son grand âge, énumérant les unes après les autres les infidélités de son corps. Flora n’écoutait qu’à moitié. Elle avait sans hésiter retrouvé le chemin qui menait au chalet et l’avait reconnu, même s’il était désormais complètement cerné par des murets crépis dont dépassaient des portiques de balançoire et des fils couverts de linge. L’intérieur était conforme à ses souvenirs, sauf que ne s’y trouvait plus qu’un très strict nécessaire.

– Grand-mère, pourquoi est-ce si vide chez toi ?

– Je n’ai plus besoin de rien.

– Qu’as-tu fait de tes affaires ?

– Je les ai données. Je vais m’en aller bientôt.

– Il ne faut pas dire cela.

– Si, si. Je suis très malheureuse. Je ne peux plus marcher, j’ai tout le temps froid, j’ai mal partout, je ne supporte rien de ce que je mange, c’est fini.

Flora entendait les mots mais elle n’y croyait pas. Elle ne pensait qu’à aller dans la montagne.

– On va se promener un peu, dis, Grand-mère ?

– Non, non, je ne peux plus.

Flora insista mais sa grand-mère s’en tenait à son refus. Flora partit seule.

Elle prit la petite route et longea les barrières, dépassant les jouets d’enfants épars, les mobiliers de jardin en plastique blanc, les gazons bien entretenus. Elle avait peur d’être déçue, de retrouver les montagnes diminuées et sans force. Ou communes, semblables au reste du monde. Elle avait peur qu’elles ne soient devenues touchantes et misérables et que les souvenirs qu’elle en avait se révèlent n’être que d’illusoires fantasmes de la nostalgie.

Elle fut près du ruisseau en quelques minutes à peine. Les bas-côtés étaient secs mais un pied de ciguë lui fit de l’oeil. Elle s’agenouilla devant ses ombelles blanches, étalées pour la séduire. Le souvenir de leur toxicité lui revint, et elle n’y toucha pas. Au moins ce jardin-là, négligé et sauvage, était-il resté le même.

Le chemin montait raide. Flora marchait de son pas de gamine en vacances, s’arrêtant sans cesse puis accélérant à nouveau vers la crête. Quand elle y fut, elle s’engagea dans une prairie d’herbes sèches et monta plus haut encore. Le souffle lui manquait. Elle n’y prêta pas attention. Elle savait qu’un sentier commençait derrière le bois de pins, qui menait à une bergerie. Elle reconnaissait les bruits, les odeurs. Elle savait qui elle était, et pourquoi elle était là. Elle monta des heures durant, découvrant à chaque crête une crête toujours plus haute qu’il lui fallait atteindre pour assouvir sa faim. Il lui semblait rentrer chez elle après un long voyage.

Lorsqu’elle fut de retour, sa grand-mère parut surprise.

– Je pensais que tu ne reviendrais pas, que les montagnes t’avaient prise, ou un beau berger.

– Voyons Grand-mère, je suis devenue raisonnable.

La grand-mère recevait une voisine et la femme inconnue lui dit qu’elle n’avait pas changé, qu’elle avait toujours le même regard myope. Flora comprit que la femme la confondait avec sa mère.

La voisine avait les bras chargés de divers objets dont la grand-mère se débarrassait, casseroles, coussins, couvertures. Toute une vie.

– Il y a encore un lit pour moi cette nuit ?

– Votre grand-mère m’a demandé d’apporter un matelas et un sac de couchage. Ils sont là.

– Ah…

– Et j’ai mené du fromage et du pain. Ca ira ? Demain vous irez au restaurant. J’ai réservé. Ca lui fera la fête à votre grand-mère. Elle n’a plus guère d’occasions.

La grand-mère n’écoutait pas. Elle était sur le seuil et regardait la nuit tomber. Alors, la voisine tira Flora à l’écart et lui chuchota que l’agriculteur qui louait la maison depuis cinquante ans était mort et que son fils désirait récupérer son bien. Flora était sidérée: « Mais il ne peut pas attendre, non ? » « De toute façon votre grand-mère, elle ne peut plus rester ici toute seule. Elle pourrait se faire mal… »

Plus tard, la grand-mère dit à Flora: « C’est décidé. Demain, je viens avec toi. »

Flora dormit mal, le matelas était maigrichon, le silence trop profond. Au matin, elle entendit les oiseaux piailler, et aussitôt, la grand-mère remua dans sa chambre. Une belle journée s’annonçait.

Elles sortirent alors que le soleil montait, irisant les brumes blanches qui tapissaient le fond de la vallée. La vieille dame peinait. Flora avait le coeur serré. La vieille avait mis son chapeau de paille et il semblait l’avaler toute entière. Elle s’appuyait sur un bâton. « Je l’ai trouvé au ruisseau. Il est juste à ma taille. C’est du noyer. » Elle trouvait donc toujours tout ce qui lui était nécessaire ? « Oui, toujours. Tu vois, j’ai mal partout mais je me suis conservée. Finalement, je n’aurai jamais été à l’hôpital que pour mes accouchements… » Passant devant d’énormes touffes de thym, la grand-mère s’arrêta quelques instants, secouant le feuillage de petits gestes rythmés, semblables à ceux d’un coiffeur faisant gonfler une chevelure. L’odeur montait, grisante.

Au détour d’un sentier, s’arrêtant à nouveau, la grand-mère rectifia une boucle de verdure, lissa un rejet rebelle. Flora s’émerveillait: les gestes de sa grand-mère étaient gravés en elle comme des gènes dominants. La vieille dame parcourut du regard la végétation alentour, comme une mère inspecte ses enfants avant la sortie hebdomadaire dans la belle-famille et, d’un geste ample, elle désigna la montagne: « Alors ma Biquette, tu l’aimes mon jardin ? » Comme Flora acquiesçait, la vieille lui prit la main et la serra jusqu’à lui faire mal. « Quel beau matin, Biquette, je vais en profiter. Tu vas redescendre, t’occuper des dernières bricoles, et je resterai ici, dans mon jardin. »

Flora cherchait à deviner si sa grand-mère plaisantait.

– Voyons grand-mère, qu’est-ce que tu racontes ?

– Il faut bien finir quelque part. Tu hésiterais, toi ? Un tout petit tas d’os parmi les cailloux du sentier, de ceux que tu ramenais autrefois, fière d’avoir trouvé un fossile…

Flora chercha du secours autour d’elle, mais la montagne était déserte, paisible et souriante. La grand-mère s’assit sur une pierre un peu grosse qui semblait avoir été posée là spécialement pour elle.

– Ecoute, Flora, tu commences à descendre et je te rejoins, d’accord ?

Flora redescendit doucement. Les cailloux crissaient dans son dos, mais elle n’osait se retourner. Trop vite, le clocher du village se profila. Une multitude d’oiseaux piaillaient, cachés dans les feuillages. C’était une belle journée.

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La grande touffe d’herbes ( Das Grosse Ravenstück ) d’Albrecht Dürer peut être admirée au Graphische Sammlung de l’Albertina de Vienne. C’était la première fois sans doute (1503) qu’un pissenlit, un pied de plantain et des graminées grandeur nature, petites choses naturelles sans importance, devenaient sujet d’une peinture. Ecrire ou dessiner l’instant où le regard s’est posé sur ces petites choses là et le retranscrire de manière universelle, une recherche qui n’est pas neuve.

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La plaine, une nouvelle https://www.alexandrastrauss.fr/la-plaine-une-nouvelle/ https://www.alexandrastrauss.fr/la-plaine-une-nouvelle/#comments Mon, 08 Apr 2013 08:17:33 +0000 http://www.alexandrastrauss.fr/?p=445 La nouvelle La plaine a été écrite à la fin des années 90 et faisait partie d’un ensemble de sept nouvelles nommé Itinéraires bis. Sélectionné parmi les finalistes du Concours Prométhée, ce recueil arriva en seconde position, ce qui me conforta dans mon travail d’écriture. La relisant aujourd’hui, j’y trouve de nombreux thèmes que j’ai […]

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dessin redon un fou dans un paysage

La nouvelle La plaine a été écrite à la fin des années 90 et faisait partie d’un ensemble de sept nouvelles nommé Itinéraires bis. Sélectionné parmi les finalistes du Concours Prométhée, ce recueil arriva en seconde position, ce qui me conforta dans mon travail d’écriture.

La relisant aujourd’hui, j’y trouve de nombreux thèmes que j’ai développés par la suite, la recherche du bonheur, la tentation du retrait hors de la société occidentale, la force de certains moments extatiques.

Odilon Redon, dessin au crayon, Un fou dans un morne paysage, Collection Hahnloser, Winterthur.

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1.

Un jour, quelques années après son mariage avec Dorothée, Jacques fit avec elle un voyage en Orient. Ce fut comme un rêve où il entraperçut des paysages, des êtres, des bâtiments. On les transportait en autobus, on les logeait dans des hôtels plus ou moins confortables, on leur montrait le pittoresque et l’exotique afin de frapper leur mémoire d’images et de souvenirs piquants et colorés. Ils déambulèrent à l’intérieur de monuments anciens qui tombaient en ruines, contournèrent des lieux de culte frappés d’interdits, et traversèrent des places de marchés bruyantes où ils furent conviés à admirer des tissus bigarrés, à acheter quelques bibelots et applaudir des musiciens indigènes.

Dorothée était ravie. Des années durant elle avait rêvé de faire ce voyage lointain qui lui permettrait d’entrevoir l’amplitude des différences. L’idée se rattachait à un certain état de son adolescence où des récits fabuleux avaient nourri ses rêves. N’ayant jamais pris l’avion ni dépassé les limites de l’Hexagone, elle commençait à faire figure d’exception parmi ses amies dont les souvenirs de voyage nourrissaient régulièrement les conversations. Ainsi, quand elle comprit que l’exotisme était devenu une valeur facilement monnayable et qu’une pointe d’aventure était désormais compatible avec confort et facilité, elle agit.

Bien que Jacques ait résisté quelques mois aux prières et aux menaces de Dorothée, il avait fini par promettre qu’il l’accompagnerait, persuadé qu’elle ne cherchait qu’à tester son amour, qu’elle n’irait pas plus loin que les mots et ne pourrait renoncer aux réconfortantes vacances annuelles dans leur province natale pour aller vers un inconnu avec lequel ils n’avaient rien en commun. Il s’avéra qu’il se trompait et que l’envie de partir n’était pas un simple caprice de Dorothée mais un désir suffisamment ancré en elle pour qu’elle le prît en main.

Elle s’occupa de tout et il se retrouva, un jour de printemps qu’il n’avait pas choisi, embarqué dans un avion rempli de passagers enthousiastes et bruyants avec lesquels Dorothée se lia immédiatement.

Les premiers jours du voyage, Jacques flotta dans un nuage épais où il avait du mal à distinguer la réalité: son estomac, offensé des nourritures inhabituelles et des eaux malsaines qu’on lui destinait, se révolta. De nuit comme de jour, il condamnait Jacques à passer de longues heures dans des cabinets de toilettes où tordu par des douleurs spasmodiques, il pleurait la dureté de son sort. Quand enfin il sortit de cet état dégradant, il réalisa à quel point il était loin de tout ce à quoi il était attaché, son appartement coquettement décoré par Dorothée, son chien et leurs promenades quotidiennes, jusqu’aux visages de ses collègues de travail qui lui offraient chaque matin l’accueil d’un sourire dont la chaleur avait autant d’importance pour le jour commençant que celle de son café matinal.

Guéri, il se laissa transporter d’un lieu à un autre, copiant les attitudes de ses compagnons de voyage, posant des questions au guide, achetant des babioles dans les bazars qualifiés, souriant en posant pour des photos dont le cadre immuable avait servi de décor à des milliers d’autres photos où seuls les sujets humains changeaient. Il finit même par trouver un certain plaisir au ciel immuablement bleu, aux caquetages incompréhensibles des femmes qui vendaient des souvenirs, aux odeurs fortes qui parfois traversaient les défenses intimes pour vous agresser d’inconnu. Il s’avéra un touriste parfait.

Une fois pourtant, il se passa quelque chose qui le sortit du rêve suave de la routine du voyage.

Le bus cahotait doucement sur une route qui devait les mener à un sanctuaire millénaire et berçait les passagers. Jacques ne dormait pas, gêné sans doute par la musique qui se déversait par les hauts-parleurs. Il quitta sa place et remonta le couloir de l’autobus soudain pareil au hall du château de la Belle au Bois Dormant: les passagers exhalaient le souffle d’un sommeil enchanté.

A l’avant, le guide dormait lui aussi, comme si le charme n’avait épargné que Jacques et le chauffeur qui d’ailleurs avait les gestes lourds d’un homme sous hypnose. Jacques lui demanda d’arrêter la musique. Comprenant qu’aucun soutien ne lui viendrait d’un auditoire endormi, le chauffeur mit fin à une musique qu’il serait le seul à regretter puisqu’en occupant l’espace de ses pensées usées par la même route interminable, elle lui avait masqué le grondement abrutissant du moteur.

A peine Jacques était-il retourné à sa place qu’il perçut la rumeur sauvage du vent. A travers la baie vitrée du bus, il regarda le paysage de hauts plateaux qui se déroulait comme une toile peinte. Un vent immatériel ajoutait à l’aspérité du lieu par une danse sauvage dont les pas déchaînés avaient attiré l’attention de Jacques.

Tout comme un très mauvais temps rend inimaginable l’idée qu’il puisse faire beau ailleurs, la plaine âpre et ocre qui se déployait semblait anéantir toutes possibilités de mondes différents. En regardant la terre brune qui tapissait les rondeurs ondoyantes de la plaine, il venait à Jacques une fascination sensuelle qui lui faisait ressentir ce paysage au plus profond de sa chair comme un lieu rassurant et chaud, un lit douillet par une nuit d’hiver ou le ventre doux d’une femme aimante. Ses ondulations à perte de vue, son caractère brun tirant sur le rouge, la force de ses horizons trop lointains pour être atteints jamais, faisaient de la plaine un espace fascinant qui l’aimantait tout en le désespérant: comment posséder une immensité abstraite qui fuit à vive allure derrière les vitres infrangibles d’un autobus occidental ?

Jacques jeta un coup d’oeil à ses compagnons de voyage: par le sortilège de l’autobus endormi la plaine brune n’appartenait qu’à lui.

Le brouhaha cancanier des conversations ainsi que la sensation d’être observé arrachèrent Jacques à son extase. Il croisa le regard vif de Dorothée qui, réveillée, immobile et discrète, se nourrissait de l’expression de son visage. Surprise à le surprendre, elle offrit à Jacques un sourire plastique et se plongea dans la lecture de son guide touristique.

Voir Dorothée absorbée dans la description de monuments historiques alors qu’elle venait de surprendre sur ses traits un reflet de bonheur sembla à Jacques aussi ingrat qu’injuste: curieux de la nature de son émotion, il aurait aimé la partager avec sa femme afin qu’elle l’aide à la comprendre. Mais Dorothée possédait au plus haut degré la faculté de ne jamais être affectée par ce qui aurait pu déranger l’organisation parfaite de son équilibre intérieur et cette caractéristique de la jeune femme, si pratique parfois, devenait à cet instant son défaut le plus regrettable.

Jacques tenta de retrouver au fond de lui-même la persistance de la voix du vent, mais les rires et les éclats de voix des passagers l’en détournèrent et il se laissa bercer par l’oubli qu’ils généraient.

Et, si Jacques oublia rapidement l’émotion qui l’avait envahi, il n’en resta pas moins replié sur lui-même jusqu’à la fin du voyage, comme si sa capacité à absorber des émotions nouvelles avait été saturée en ces quelques heures où le bus avait traversé la plaine brune des hauts plateaux.

2.

La première fois qu’il y repensa fut par une matinée sordide, quelques mois après leur retour en France. Par la fenêtre, Jacques observait sa ville dont le caractère crasseux et minable sous la lumière grise lui donnait l’aspect d’un lieu retors et triste, un monde de pierre et de métal, tout froid tout dur. Derrière lui, il entendait passer et repasser Dorothée inlassablement vive et occupée et il perçut vaguement des reproches qu’elle lui adressait. Puis, la porte claqua avec une dureté qui le fit sursauter.

Alors, il entendit souffler le vent de la plaine lointaine, ce vent dont la sauvagerie l’avait rendu heureux. Il revit l’âpreté ocre de la terre et la vie des hommes qui l’habitaient l’effleura comme une tentation de l’impossible. Il y avait peut-être là une simplicité et un combat quotidien qui auraient enfin un sens.

Puis, il n’y pensa plus.

La journée grise fut suivie par d’autres journées dont la grisaille n’était qu’un caractère conjoncturel sans grande importance. Il devint père d’une petite fille. Il partageait tout l’amour qu’il portait en lui entre cette minuscule créature et Dorothée dont la présence à ses côtés était plus que jamais rassurante grâce à l’habitude qu’elle avait de refuser d’envisager que la vie puisse ne pas être simple.

Pourtant, les nuits succédaient aux nuits avec une rapidité qui obsédait Jacques. Il ne se couchait plus sans se dire qu’un jour de plus était terminé et ne se levait plus sans avoir conscience qu’un nouveau jour commençait. Il lui semblait que la cadence du temps s’accélérait et que bientôt, à force de n’être jamais que le soir ou le matin il n’y aurait plus d’espace entre eux, plus que du vide qu’il suffisait le matin d’écarter d’un geste de la main pour atteindre à nouveau le soir quand le sommeil engloutissait la veille dans une opacité proche de la mort. Il tenta de se réveiller la nuit pour attendre le matin, comme si dans ces seuls moments, il pouvait apprécier la densité d’un Temps qui lui appartenait en propre mais souvent il se rendormait, vaincu par la fatigue et l’infernal carrousel reprenait, matin, soir, matin, soir, matin…

Un matin, Jacques se réveilla avec le souvenir d’un rêve. C’était un rêve affreux où il s’était tour à tour senti ligoté par une corde qui lui sciait les poignets et les chevilles, englué dans une toile d’araignée aux entrelacs infinis puis plongé dans une eau si noire qu’il ne parvenait plus à imaginer son corps sous lui.

Jacques n’aimait pas provoquer en vain des problèmes. Il tenta d’oublier ce rêve qui contrairement à tous les rêves qu’il avait faits dans sa vie laissait en lui un souvenir, trace palpable et visqueuse dans son âme impressionnée. Mais le temps passant, il ne parvenait pas à l’oublier et souvent lui revenaient les impressions affreuses qui l’avaient accompagné.

Jacques se demanda pourquoi un homme comme lui, heureux en mariage, père d’une petite fille adorable et dont le métier l’avait toujours contenté pouvait, la nuit, être visité par un rêve aussi angoissant. Il s’acheta des livres sur l’interprétation des rêves et rendit visite à un spécialiste mais il ne parvient pas à trouver de réponses qui satisfassent ses interrogations.

Or, une nuit, il refit exactement le même rêve et se réveilla empli d’une terreur profonde. Il savait depuis longtemps qu’à force de le ressasser, le rêve reviendrait, mais il lui parut tellement plus terrifiant cette seconde fois qu’il réveilla Dorothée en espérant qu’elle trouverait à sa détresse une solution pleine de bon sens. Hélàs, les mots qui auraient pu décrire le rêve ne parvenaient pas à franchir ses lèvres et Dorothée se rendormit.

Au jour, comme il tentait de se lever, il n’y parvint pas et resta couché, sentant en ses veines courir une chaleur qui lui suffisait pour vivre.

Le soir, Dorothée le trouva toujours couché, et fâchée, n’ayant pu lui arracher une explication, alla dormir au salon. Cela dura trois jours pendant lesquels il ne bougea pas et n’absorba aucune nourriture puis, il se leva et se remit à vivre comme si rien ne s’était passé.

Jacques ne parla à personne de ce qu’il avait ressenti; replongé dans sa vie de travail et de responsabilités familiales, il tenta même de n’y pas repenser, mais il avait compris combien le goût de vivre était fragile. Brusquement, il repensa à la plaine brune qu’il avait traversée un jour et retrouva la sensation qui l’avait envahi ce jour-là qu’il existait autre chose, et que tout était encore possible.

Le soir, il fut parfait avec sa fille, puis très tendre avec Dorothée. Toute la nuit, cherchant une réponse à ses questions, il la regarda dormir. Dorothée était encore belle et jeune. Elle vivait sa vie selon ses désirs. Elle n’avait pas besoin de lui.

Le lendemain, il entra dans une de ces agences où l’on vous vend des voyages à la carte. Huit jours plus tard, il s’envolait sans un mot d’adieu, et jusqu’à la dernière seconde personne n’aurait pu se douter de rien.

3.

Il resta à peine une matinée dans la capitale orientale où il avait atterri et se dirigea vers l’intérieur du pays. Les gestes qu’il faisait ne rencontraient aucun obstacle en lui-même, ni mauvaise conscience, ni regrets. Ils allaient de soi.

D’un autobus à l’autre, mêlé à des hommes et des femmes inconnus qui parlaient une langue incompréhensible, Jacques voyagea pendant plusieurs jours. Il sentait en lui une exaltation qu’il n’avait pas connue depuis l’enfance, celle d’avoir devant lui le choix des routes à prendre.

Au début, il pensait beaucoup à Dorothée: il aurait aimé partager avec elle cette liberté immense. Mais il se rendait compte qu’elle n’en avait nullement besoin et qu’elle n’aurait sans doute pas compris ce qu’il trouvait de si heureux à ne pas savoir où il se rendait, à ignorer chaque matin dans quel lieu il passerait la nuit.

D’ailleurs, enthousiaste et impatient, il ne s’arrêtait dans une ville ou dans un village que les jours où il sentait que son corps épuisé méritait une halte. Les autres nuits, il les passait dans des autobus d’où, quand il ouvrait les yeux, il pouvait regarder les étoiles ou tenter d’imaginer le paysage que l’obscurité dense enfermait. Il voyagea longtemps, cherchant à atteindre les hauts plateaux qui un jour l’avaient rendu heureux.

Un matin, le bus le déposa aux abords d’un village dont le nom fleuri l’avait désigné comme une halte possible. Le silence qui régnait était tel que Jacques crut l’aube encore lointaine, mais à peine se l’était-il dit qu’une lueur apparut, rose et lointaine comme un phare à l’horizon. Des oiseaux se mirent à pépier comme si, pareils à lui, ils guettaient le jour avec une impatience qu’ils ne pouvaient plus refréner.

La lueur rose grandit et vira au jaune. En moins d’une minute il fit jour. Devant Jacques se déroulait la terre brune et ondoyante dont il avait éprouvé la nostalgie. Dans le soleil levant, elle avait des reflets sanguins et des nuances plus délicates encore qu’il n’en gardait le souvenir. Il se leva et fit quelques pas dans le sens opposé au village, vers la plaine qui l’attirait et à laquelle il ne pouvait résister. Il marcha quelques minutes, savourant un parfum froid de plantes et de terre humide, parfum apporté par le vent qui accourait de l’horizon où des montagnes féeriques augmentaient un peu plus encore sa sensation de n’être sans doute qu’un point fragile perdu dans l’infini mais en tout cas, ce point-là, vibrant de la vie qui s’écoulait en lui.

Ce fut le premier de la dizaine de villages où il s’arrêta. De cette région qu’il avait reconnue comme étant celle qu’il avait aimée de loin, il décida de faire la conquête à pied. Comme pour une femme dont on guette anxieusement le geste qui signifie l’approbation, il attendit l’événement qui signerait son pacte avec la plaine.

Pendant plusieurs mois, il marcha d’un village à l’autre, éveillant la curiosité des habitants qui ne voyaient que rarement d’européens. Il apprit leur langue et chercha à assimiler leurs habitudes. Parfois, il travaillait aux côtés de paysans pour couper du bois ou ramasser des pommes de terre. Il apprit à scier, à planter, à récolter. Ses mains, qui n’avaient jamais servi à autre chose qu’à tenir un stylo ou taper sur un clavier d’ordinateur, le firent souffrir et une vieille le soigna.

Il ne restait pas longtemps dans les villages, cherchant toujours à aller plus loin, mais petit à petit, il se limita à un périmètre auquel il se sentait attaché: dans les villages et dans les fermes, les paysans le reconnaissaient lorsqu’il revenait et l’accueillaient avec chaleur.

Le premier hiver arriva et Jacques connut le froid. Plusieurs fois, il crut partir, s’enfuir de ce monde trop dur où il était si seul et si démuni. Mais il resta. Il vit le printemps revenir à pas lents, si lents qu’il pouvait en observer les progrès jour après jour dans une pousse verte éclose brutalement, ou dans la clarté du matin qui se faisait de moins en moins attendre à chaque aube.

Avec les beaux jours, il retrouva le plaisir de marcher sur les routes et de dormir chaque nuit sous un autre toit ou à la belle étoile. Un matin – c’était presque l’été – il trouva celle qui lui avait offert cette nuit-là l’hospitalité, morte dans son lit.

C’était une très vieille femme qui l’avait hébergé à maintes reprises durant l’hiver et qui avait été la première parmi les habitants de la région à l’inviter à séjourner chez elle. A sa suite, de nombreuses maisons lui avaient été ouvertes et la méfiance qu’il avait pu éveiller chez certains était tombée d’elle-même.

La vieille lui avait enseigné les mystères de sa langue et il faisait souvent halte dans son village pour la revoir car il savait que sous sa rudesse apparente, elle lui portait beaucoup de tendresse. Elle semblait ne pas avoir de famille, mais par la suite il apprit que tous les siens avaient émigré à l’époque où jeune encore elle était mère de deux grands fils de vingt ans. Elle les avait suivis jusqu’au chef-lieu de la région puis leur avait faussé compagnie pour revenir dans son village natal. Peut-être son amitié pour Jacques venait-elle de ce qu’il partageait avec elle le destin de ceux qui fuient les liens de sang pour renouer ceux qui lient l’homme à une terre.

Il s’occupa de la vieille femme morte comme si elle avait été sa mère et, suivi par les habitants du village, l’enterra dans le coin de terre qu’elle lui avait désigné à cet effet. Comme il allait repartir, celui qui dans le village représentait les autres lui proposa de rester avec eux.

Jacques s’installa dans la maison de la vieille. Il commença à travailler les champs qu’elle lui avait laissée. C’était une terre qui n’avait pas été cultivée depuis des années et qui était couverte d’arbustes nains qui la parasitaient. Jacques se mit à les arracher un par un. Ils avaient des racines plus longues que leur corps chétif et leur maigre branchage était recouvert d’épines minuscules et aiguës qui le blessaient aux bras et aux jambes. Le travail semblait ne jamais devoir s’achever tant la terre était minée par des entrelacs de racines. Le soir, en revenant des champs, les hommes venaient l’aider. Ils lui apprirent à déterrer les racines les plus coriaces puis labourèrent sa terre afin qu’elle fertilise.

A la nuit, Jacques avait pris l’habitude d’aller chez les uns et les autres et de leur raconter des histoires, souvenirs de son enfance, morceaux de vie de personnes qu’il avait connues; parfois, il racontait des livres ou des films, surpris de voir remonter des profondeurs de sa mémoire, une par une, des histoires oubliées. Bientôt les gens frappèrent à sa porte pour l’écouter. Ses auditeurs changeaient selon les jours et il se mit à en venir des villages voisins, attirés par la rumeur qui faisait de lui un conteur extraordinaire.

Chaque soir sa maison était remplie. Les paysans lui apportaient des légumes et même parfois de la viande. D’autres déposaient pour lui un outil ou un ustensile utile. Souvent, ils venaient les mains pleines, souvent, ils avaient les mains vides. Mais il ne manquait jamais de rien, et selon qu’il faisait froid ou chaud, ils se serraient autour de son feu ou s’asseyaient devant sa maison: les femmes amenaient leurs enfants, les vieilles leurs travaux d’aiguilles.

Vers le milieu de l’automne, son champ fut prêt pour être ensemencé, mais Jacques ne pouvait s’y résoudre comme si cette étape était celle, décisive, d’un destin qu’il ne pouvait assumer. Malgré toute sa bonne volonté, il n’était pas un travailleur de la terre. Alors, il donna le champ à la communauté villageoise et laissant se déverser hors de lui les milliers d’histoires qu’il avait emmagasinées au cours de sa vie, il trouva le bonheur.

4.

Jacques avait disparu depuis une semaine lorsque Dorothée entreprit de le chercher. Depuis les trois journées qu’il avait passées comme un fou sans bouger de son lit, elle s’était attendue au pire. Pour le retarder, elle avait consacré toute son énergie à Jacques. Pourtant, au fond d’elle-même, elle ne croyait pas que ses efforts puissent changer quelque chose, et elle attendait.

Le soir où il ne rentra pas, elle alla naturellement chercher au fond du placard le sac de voyage qu’elle n’y trouva pas. Pour Dorothée, il n’y avait pas de doute possible: Jacques avait fui. Mais elle ne parvenait pas à déterminer s’il avait fui par lâcheté ses obligations, par ennui de leur vie familiale, ou parce qu’une menace qu’elle ignorait le guettait.

Elle contacta tous ceux qui auraient pu avoir une idée du lieu où le trouver, mais personne n’avait la moindre idée de ce qui avait pu le motiver à tout quitter. Ils étaient même tous très étonnés. La police, qu’elle avait fini par alerter, l’informa avoir retrouvé ses traces: Jacques avait acheté un billet d’avion et s’était envolé pour un pays étranger et lointain, justement celui où Dorothée l’avait traîné de force peu avant la naissance de leur fille. Là, on perdait ses traces.

Faisant sa propre enquête, Dorothée se rendit compte que pendant les huit jours où il avait eu en sa possession son billet d’avion, Jacques avait réglé ses affaires courantes comme un homme qui sait qu’il va mourir. Il avait pris toutes les dispositions qu’il fallait pour que Dorothée « hérite » sans problème de ses biens. Seule exception à ces gestes d’homme qui prépare sa mort: il avait retiré une grosse somme d’argent, signe qu’il attendait encore quelque chose de la vie. Dorothée se sentit rassurée. Elle ne fit rien pour que continuent les recherches de la police. Elle accepta la décision de Jacques de disparaître de sa vie. Et la vie continua sans lui.

5.

Un jour, bien des années plus tard, alors qu’elle avait vécu de nouvelles amours et terminé d’élever sa fille, Dorothée décida de partir en voyage. Elle gardait au fond du coeur une interrogation qu’elle avait jusque là fait taire, mais à laquelle elle désirait répondre maintenant que le plus gros de sa vie était derrière elle.

Avec effort, elle chercha dans sa mémoire les noms des lieux où elle était passée avec Jacques et le groupe de touristes auxquels ils avaient appartenu quelques vingt années auparavant, mais aucun des noms exotiques qu’elle retrouva n’évoquait plus en Dorothée que des souvenirs de couchers de soleil, de danses folkloriques ou d’innocentes aventures nocturnes qu’une ruine savamment découpée sur un clair de lune peut offrir à un couple. Elle ressortit les photos du voyage, mais les photos ne lui dirent rien de plus que les noms, la jeune femme qu’elle avait été n’avait rien dans son sourire qui lui fit signe à travers le temps. Quant à Jacques, il était sensiblement le même d’une photo à l’autre comme s’il avait incrusté la même image de lui devant des fonds différents, ainsi qu’on le faisait autrefois devant des paysages peints sur des toiles. Dorothée allait renoncer quand elle tomba sur une photo qui n’appartenait pas à la série du voyage.

C’était une photographie qui avait été prise dans les tous premiers jours de leur mariage. Jacques ne souriait pas, mais son visage reflétait une sérénité qui, elle s’en souvenait maintenant, habitait parfois son visage quand elle l’avait rencontré. Cette expression qu’il pouvait avoir à vingt ans éveillait en elle, elle s’en souvenait bien, une euphorie de vivre qu’elle n’avait jamais connue autrement. Et justement elle se souvenait avoir surpris sur les traits de Jacques, un après-midi, dans l’autobus qui les transportait durant ce voyage à l’étranger, ce même reflet de joie paisible… Ce fut soudain. Si à l’époque elle n’avait pas fait attention à cette expression qui un jour l’avait rendue amoureuse de cet homme-là plutôt que d’un autre, c’était parce que la vie et l’habitude lui avaient imposé leurs normes. C’était dans cette région qu’ils avaient traversée en bons consommateurs d’exotisme – aveugles et indifférents – qu’il était peut-être retourné. Qu’il s’y trouve encore était une autre question.

Dorothée acheta un billet d’avion, fit sa valise et partit.

Le voyage dura plus longtemps qu’elle ne l’avait prévu. Les moyens d’accès à la région où pouvait se trouver Jacques étaient peu nombreux. Plusieurs fois elle faillit renoncer, mais l’aventure avait un caractère inévitablement vain qui l’amusait et elle continua. Le voyage serait un échec, mais elle l’acceptait. Il n’aurait pu vraisemblablement en être autrement.

Tous les deux jours, elle envoyait à sa fille un message bref racontant ses péripéties. Elle qui n’avait avec la jeune fille que très rarement abordé le sujet du père disparu commença à en parler, au détour d’une description pittoresque de marché, ou de paysage, et cela la soulageait d’un poids qu’elle n’avait pas imaginé si lourd.

Un soir, elle fit halte dans un village où elle apprit trop tard que l’unique hôtel n’existait plus. C’était un village habité par des paysans misérables et sombres qui vivaient si à l’écart du monde que les enfants ne profitaient même pas de la présence d’une étrangère pour venir mendier comme ceux qu’elle avait rencontrés dans des régions plus accessibles. Ils la regardaient à peine et elle finit par se demander où elle passerait la nuit car le prochain autobus ne passait que le lendemain matin. Elle arrêta des passants, mais pas un ne comprit ce qu’elle leur demandait.

Fatiguée, elle s’assit sur son sac. Elle avait vue sur la plaine brune et ondoyante qui formait le paysage aux alentours. Comme le soleil allait disparaître, la terre avait des reflets sanguins qui tranchaient sur la masse sombre des montagnes lointaines. Le vent se leva et Dorothée huma les effluves fraîches de neiges inaccessibles, parfum froid et riche qui lui donnait le vertige. Le vent chantait et malgré l’angoisse de la nuit qui allait la surprendre seule et sans abri au milieu de nulle part, sa chanson lui paraissait à la fois très sauvage et très douce.

Quelqu’un la secoua par le bras et Dorothée se rendit compte qu’elle s’était endormie. La femme qui l’avait réveillée la fit se mettre debout et l’entraîna dans les ruelles devenues sombres du village. La femme marchait rapidement en la tirant par le bras et Dorothée avait du mal à la suivre; elles croisaient d’autres habitants qui rentraient chez eux à la hâte.

Dans une rue plus animée, la femme la lâcha un instant pour parler à une autre. Elles se tenaient non loin d’un bâtiment devant lequel une assemblée d’hommes et de femmes attendaient de rentrer. Dorothée se demandait quel événement pouvait attirer un tel public dans un si petit village. Un mariage ? Un spectacle itinérant ?

Il y eut un mouvement de foule et Dorothée fut entraînée à l’intérieur. Il y avait là un poêle à bois qui flambait et qu’un adolescent était en train de remplir de bûches. Il y avait des hommes, des femmes et des enfants assis en cercle autour d’un homme âgé qui, silencieux, couvait la foule d’un regard vif.

Dorothée croisa ce regard et sentit ses jambes se dérober sous elle. Se levant d’un mouvement souple, le vieillard se précipita pour la retenir. Son visage était tout près du sien et leurs regards croisés semblaient ne jamais pouvoir se dissocier. Dorothée avait le souffle coupé et ne parvenait pas à articuler le nom qu’elle entendait se répéter à l’intérieur de son crâne comme l’écho multiple d’un long cri.

La femme qui avait conduit Dorothée apparut et saisit son bras. Son regard toujours plongé dans celui de l’homme, Dorothée se laissa entraîner. L’homme la suivit du regard jusqu’à ce qu’elle ait disparu, puis commença à raconter une autre histoire que celle qu’il avait prévue de raconter ce soir-là. C’était l’histoire d’un homme qui n’en pouvait plus de vivre une vie qui ne le concernait pas et qui abandonne sa famille pour un destin différent…

Dans la ruelle en terre battue, le vent gifla Dorothée avec la force d’un sauveteur réveillant un noyé. Elle se laissa conduire jusqu’à la maison de la femme qui l’hébergea pour la nuit. A l’aube, son hôtesse la guida jusqu’à la place du village d’où un vieux bus bringuebalant l’emmena quelques minutes plus tard. Comme la place du village s’éloignait, il sembla à Dorothée apercevoir la silhouette d’un homme immobile comme une statue commémorant une histoire ancienne, familière à tous mais dont on a oublié les détails, car ceux qu’ils concernaient sont morts depuis longtemps…

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