Roy Andersson Archives - Mes attaches invisibles https://www.alexandrastrauss.fr/tag/roy-andersson/ Le site d'Alexandra Strauss Sun, 11 Nov 2018 15:44:49 +0000 fr-FR hourly 1 https://www.alexandrastrauss.fr/wp-content/uploads/2020/09/favicon-32x32-1.png Roy Andersson Archives - Mes attaches invisibles https://www.alexandrastrauss.fr/tag/roy-andersson/ 32 32 Un pigeon perché sur une branche https://www.alexandrastrauss.fr/un-pigeon-perche-sur-une-branche/ https://www.alexandrastrauss.fr/un-pigeon-perche-sur-une-branche/#respond Thu, 07 May 2015 14:15:59 +0000 http://www.alexandrastrauss.fr/?p=1079 Je suis monteuse, et pourtant je vais parler ici du réalisateur qui a le moins besoin entre tous d’un monteur. Avec qui le travail est particulièrement court. Un pigeon perché sur une branche est sorti le mercredi 28 avril 2015 en France. Je ne suis pas critique, donc je ne vais pas analyser son film, […]

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écrans plJe suis monteuse, et pourtant je vais parler ici du réalisateur qui a le moins besoin entre tous d’un monteur. Avec qui le travail est particulièrement court. Un pigeon perché sur une branche est sorti le mercredi 28 avril 2015 en France.

Je ne suis pas critique, donc je ne vais pas analyser son film, juste indiquer quelques pistes sur les techniques de fabrication de ce cinéaste, que je considère comme un grand artiste, un humaniste et un moraliste, car elles sont uniques en leur genre et que j’ai eu la chance d’en être le témoin.

Roy Andersson est un cinéaste suédois qui construit son œuvre film par film, avec l’entêtement d’un créateur d’univers.

Ses thèmes principaux sont la beauté de la vie face à la laideur de l’ordre social, de l’historique et surtout la solitude humaine, immense, irrémédiable. Le pigeon, vous verrez, ou vous avez vu, parle beaucoup de culpabilité, collective ou personnelle. Du poids du quotidien qui empêche la révolte.

Pour moi, les questions qu’il pose sont très «boschiennes» car il parle de responsabilité morale, de péché et du pouvoir qu’exercent les hommes les uns sur les autres. Certains critiques le trouvent très pessimiste. Son travail reflète à mes yeux l’état du monde, qui n’est pas franchement reluisant. Mais dans Le pigeon, quatre plans sauvent l’humain, quatre plans d’espoir, sur les enfants, la maternité, les amoureux.

Roy en tant que personne est absolument un produit du 20eme siècle, il est marqué par l’histoire des fascismes et celui du rêve manqué du socialisme.

Le cinéma de Roy n’est pas facile à appréhender la première fois, bien qu’il soit plein d’humour et d’images étonnantes, mais il n’est pas un cinéma dont on ait l’habitude, aussi bien par le langage qu’il utilise que par ses moyens narratifs.

Tous ses films, hormis son premier, sont construits de la même façon: des plans séquences qui durent de 2 à 10minutes, caméra fixe, plan large. Pour Roy, le plan large évoque la peinture, les grands tableaux de l’histoire et leur durée nous permet, à nous spectateurs, de prendre le temps d’y chercher les détails et de s’interroger, comme au musée.

Évidemment, cet aspect pictural me transporte, et voir ou revoir ses films permet de jouer à chercher ses références…

J’ai eu la chance d’assister à des semaines de tournage de deux de ses films.

Seulement quelques semaines à chaque fois, car chacun de ses films équivaut à environ 3 ans de travail de tournage.

Un plan tourné à un mois de préparation.

Roy travaille à la façon d’un maître du Moyen-Age, il s’entoure comme on pouvait le faire en atelier, d’une équipe enthousiaste, créative et réactive. Ce sont des assistants de production à l’écoute de ses besoins et surtout une bande de peintres, charpentiers, constructeurs, éclairagistes, directeur de la photographie.
Roy n’écrit pas de scénario, mais une note d’intention.
Il dessine beaucoup.
Pour faire un plan, il met en place l’idée générale: l’idée d’une action dans un décor.
par exemple: cinq personnages attendent le bus dans la rue.

construction-decor-1

Chaque matin, réunion avec l’équipe: les décorateurs, l’équipe image (lumière, caméra)
Roy leur montre ses croquis, des images de peintures, des photographies.
Il peut aussi envoyer un assistant en repérage pour prendre des photos de bâtiments, de lieux dont il s’inspirera pour ses décors.
Ces images seront imprimées et accrochées dans la salle de travail, sur un panneau dans le studio.

tableau-de-travail
Le décor est donc très important, il remplace le découpage.
Il va être construit peu à peu.
Des essais caméra sont fait tous les jours dans le studio.
D’abord,les membres de l’équipe prennent les positions des rôles dans le décor sommaire, chaises, table.
Roy explique ce qu’il veut, chacun fait des propositions de lumière, hauteur caméra, style des chaises, couleurs…
On filme cela.le-cineaste-au-cadre

Le lendemain, on regarde les essais en équipe, on discute, on affine,
on évacue ce qui ne va pas, on met en place le résultat:
rythme des déplacements, on bouge les chaises, … on filme à nouveau.

L’équipe déco commence à construire (menuiserie) et à peindre des décors d’abord sommaires et au fil des jours plus précis.
On filme, on regarde. On discute des changements à apporter, des avancées.

Un travail d’équipe donc:
réunion tous les matins pour faire le point sur le travail de la veille
Déjeuner en commun à midi et goûter en commun en milieu d’après midi permettent d’autres discussions.
A noter que la salle de travail est la fusion entre une salle à manger et une salle de lecture.
Un mur sert de panneau d’affichage avec les dessins de Roy sur les plans à faire, puis, une fois le plan tourné, la photo du plan.
Beaucoup de livres d’art, de peinture, qui servent de références à tout le monde.

Le décor se construit donc lentement en tatônnant, ainsi que les déplacements, la lumière, le cadre
essais filmés, rectifs… C’est vraiment très différent d’un tournage habituel.

Les acteurs sont auditionnés vers la fin sur une ou deux semaines.
Ce ne sont jamais des professionnels.
On les teste dans le décor en construction et Roy leur donne les phrases de dialogues. On les filme dans les essais du jour.
Les costumes s’affinent de la même façon.

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Roy reconstitue souvent des morceaux de rues que l’on peut facilement trouver à Stockholm.
Il le fait pour pouvoir être 100pour cent libre de tourner quand il veut, avec la lumière qu’il veut, dans le silence et aussi pour donner une unité à tous ses plans et un style tout à fait unique.
Il reconstruit le monde réel comme un démiurge pour en faire ressortir le sens ou le non sens, parfois la beauté, souvent l’absurde ou la laideur.

Idéalement Roy tourne dans l’ordre des plans qu’il conçoit.
L’ordre du film terminé est presque celui du tournage.

Le montage en soi revient à choisir les prises car il en tourne parfois plusieurs dizaines…
Cela prend donc pas mal de temps à regarder ces plans séquences (en général 10 sont bons) pour en choisir UN.
Les coupes à faire sont juste : où commencer ? ou s’arrêter ? Moins des questions de rythme que du temps intérieur de chaque tableau.

Quoiqu’il en soit, c’est donc un cinéma à part, en tout. Et qui mérite la curiosité des amateurs.

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sur le plateau de « Nous, les humains » 2007

 

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Montage ou « tu travailles dans le noir ? » https://www.alexandrastrauss.fr/montage-la-magie-de-l-ombre/ https://www.alexandrastrauss.fr/montage-la-magie-de-l-ombre/#comments Tue, 09 Dec 2014 21:05:10 +0000 http://www.alexandrastrauss.fr/?p=981 Tu fais quoi exactement quand tu montes un film ? Tu es seule ? Tu les mets les images les unes derrière les autres ? Tu travailles dans le noir ? Ca c’est sur, l’obscurité et l’ombre sont notre domaine, à nous monteurs. Et si cinéma en chinois se dit « ombre électriques », le mot montage […]

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Table de montage et monteuse de « Un pigeon assis sur une branche réfléchit à son existence » de Roy Andersson, septembre 2013 (avec à gauche une table Steenbeck qui tourne encore bien)

Tu fais quoi exactement quand tu montes un film ?

Tu es seule ? Tu les mets les images les unes derrière les autres ? Tu travailles dans le noir ?

Ca c’est sur, l’obscurité et l’ombre sont notre domaine, à nous monteurs.

Et si cinéma en chinois se dit « ombre électriques », le mot montage est fait de deux termes « couper/réunir » !

Pour moi, le montage est une opération magique. Encore et toujours.

C’est le lieu de la transformation, de la métamorphose.

Dans la salle de montage, on approche de l’alchimie. Si, si.

jianBien sur, tout est dans la matière filmée.

On nous donne la terre, on fabrique le bol.

Si la terre est bonne… on a des chances de faire un beau bol.

Parfois avec de la terre moyenne, on fait quand même un beau bol car on fait un bel émail dessus.

Avec de la terre de qualité médiocre, tout est possible, du pire au meilleur. Alchimie donc.

Le monteur accouche le film.

Il est face à une chevelure emmêlée, il y a passe le peigne pour y donner une forme.

On cherche le lisse, l’effacement de l’acte de la fabrication. La collure est infiniment importante, mais quand elle disparait, c’est à dire quand on la voit passer sans la voir, elle est réussie.

Si on veut la montrer pour insister sur l’affrontement de plans, ou faire ressortir le mensonge de la continuité, on fait alors en sorte qu’on la voie.

Le monteur est le joaillier.

On lui donne la pierre brute, il en fait la pierre précieuse.

J’ai promis une description du travail. Voilà, j’essaie.

Au tournage, on filme des morceaux: les plans.

On filme la même action avec des tailles de plan différentes (plan large, plan moyen, plan serré: à ce stade, si vous ne comprenez rien, je vous renvoie à l’abécédaire que j’ai écrit…) Le cinéma s'affiche couv petiteou filmés de points de vue différents (scène vue d’une fenêtre, d’un trou de serrure, de l’épaule d’un personnage…).

L’acteur ne joue pas pareil, ne bouge pas pareil quand il sait qu’on filme sa bouche ou qu’on le filme dans un large paysage. L’impression ressentie n’est pas la même face à un personnage filmé du sol, ou filmé de face.

Le film est conçu dans la tête du réalisateur. C’est un rêve en devenir.

Le réalisateur filme les moments qui font son histoire dans le désordre, selon les décors, selon le planning des comédiens. Il se confronte au réel de lieux, de personnes, à des accidents, des hasards.

Tout cela arrive en vrac au montage.

En fiction, la matière est numérotée dans l’ordre du scénario.

Au montage, pour commencer, on met dans l’ordre du scénario.

Pour la première fois on va VOIR la matière filmée telle qu’elle a été pensée.

Parfois, la plupart du temps… tout ne fonctionne pas avec l’ordre prévu. IMG_0710

Alors on va retravailler le récit dans un autre sens. Mettre une scène avant l’autre donne plus d’informations et donc de suspense. Une autre scène avancée permet de plus s’attacher au personnage.

Parfois on déplace une scène et tout s’effondre.

C’est comme du kapla.

Un film, c’est un objet fragile.

Il faut l’apprivoiser, l’écouter comme un arbre dont les feuilles bruissent. L’équilibre, et le rythme spécifique à ce film là.

Chaque film est unique.

On peut couper des scènes merveilleuses si elles n’ont pas leur place dans l’ensemble.

C’est douloureux pour celui qui a écrit et mis en scène cette scène.

Le monteur l’aide à faire le deuil.

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table de montage de « Meurtre à Pacot » de Raoul Peck, juillet 2014

Souvent, on travaille chaque scène de l’intérieur pour lui faire rendre son jus, son sens, ce qu’elle a d’essentiel.

Cela se fait avec le choix du point de vue, des cadres, les trous ou les continuités.

En documentaire, le montage est un peu différent.

On a souvent beaucoup de matière (Mortelle Assistance, 300 heures tournées sur 3 ans) et il faut en piochant dedans fabriquer un film qui soit juste, émouvant, parfois fort comme un coup de poing sur la table. Le fil rouge peut être la chronologie, la proposition d’idées, comme en dissertation, de personnages. Les procédés vont être le contraste entre le texte et les images, les images entre elles. Un film peut se faire avec quelques bouts de fil, ou beaucoup de tissu.

Magie, magie. IMG_0738

Dans le cinéma de Roy Andersson, un film peut se constituer de 40 plans-séquences.

En moyenne pourtant, un film de 90 minutes est fait de 1000 à 1500 plans et le monteur a beaucoup  de responsabilité dans la fabrication.

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Table de montage de « Un pigeon assis sur une branche réfléchit à son existence » de Roy Andersson, septembre 2013

Avec Roy, c’est un curieux de travail: visionner chaque prise (parfois 30 ou 50 prises de la même action) de cette scène.

Il faut choisir, puis lui trouver une place par rapport aux autres scènes.

Trouver son début optimal et sa fin.

Dans ce cinéma là, le monteur est juste un tout petit maillon. Il pèse peu, mais il est au côtés du réalisateur pour faire les choix.

Ne pas avoir peur de faire des choix est  essentiel pour un monteur.

Et trouver des idées alternatives quand ce qui a été prévu ne marche pas.

Je ne suis pas une personne forcément sûre de moi dans la vie courante, mais en montage, je ressens les longueurs, les temps qui vont trop vite, qui sont en trop, les manques, et je fais totalement confiance en mes sensations.

Quand j’ai commencé à travailler, c’était avec de la pellicule.

On la tenait à la main, on mettait des gants blancs, on la coupait et on la scotchait.

Une longueur correspondait à une durée. C’est fini. On ne travaille plus avec de la pellicule film. En quelques années, elle a disparu.

Les plans sont sur un écran d’ordinateur et on appuie sur des touches de clavier pour signifier qu’on coupe, qu’on colle, qu’on déplace, qu’on raccourcit… mais c’est le même travail. Pourtant parfois la nuit je rêve que je manipule de la matière. Je roule des bobinots avec ce mouvement inoubliable de l’avant bras, je déroule quelques centimètres pour regarder les photogrammes…

montage mon beau souci

image citation de Jean-Luc Godard dans Histoire(s) de cinéma

Pour devenir monteur-c’est comme lire pour devenir écrivain-, il faut regarder beaucoup de films, de tous genres et toutes époques, ne pas se laisser formater, la musique je crois est un bon atout, une mémoire d’éléphant, de la patience, et surtout l’amour du cinéma et la confiance en son propre jugement. Pour devenir monteur, il faut avoir envie de se couler dans l’ombre et dans l’univers des cinéastes. Il faut croire en l’alchimie qui permet de transformer le temps tel qu’il est enregistré par les caméras en un temps artificiel, « image temps, image mouvement », qui est celui du film. Et c’est tout.

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« Un portrait par Giacometti » ou l’impossible accomplissement https://www.alexandrastrauss.fr/un-portrait-par-giacometti/ https://www.alexandrastrauss.fr/un-portrait-par-giacometti/#respond Sat, 07 Dec 2013 17:43:05 +0000 http://www.alexandrastrauss.fr/?p=809 «En commençant à peindre, il me dit: «j’ai remarqué non seulement que, de face tu as l’air d’une brute, mais que ton profil est un peu dégénéré.» (…) Nous nous mîmes à rire tous les deux. Bien qu’il fut capable de plaisanter, il paraissait accablé par l’énormité de la tâche pas du tout drôle qu’il […]

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un-portrait-par-giacometti«En commençant à peindre, il me dit: «j’ai remarqué non seulement que, de face tu as l’air d’une brute, mais que ton profil est un peu dégénéré.» (…) Nous nous mîmes à rire tous les deux. Bien qu’il fut capable de plaisanter, il paraissait accablé par l’énormité de la tâche pas du tout drôle qu’il avait entreprise (…) Voilà trente ans que je perds mon temps, dit-il. La racine du nez me dépasse, je n’ai aucun espoir de jamais en venir à bout.» James Lord, Un portrait par Giacometti.

C’est Roy Andersson, le cinéaste suédois, qui m’a parlé de ce petit récit simple et rapide à lire et qui est pourtant l’un des plus justes que j’aie lu à propos de ce qu’est la difficulté de l’acte créatif, cet élan qui pousse certains à ressentir la nécessité de «donner un corps physique» à un ressenti abstrait, notre mystérieuse présence au monde.

Ce corps physique qui pourrait être un film ou une musique prend évidemment sous les mains d’Alberto Giacometti, fils de peintre et lui-même sculpteur et peintre, forme de dessin, peinture ou sculpture. Le récit évoque les 18 journées de travail passées dans son atelier du 14eme arrondissement à Paris, un été de 1964, et ne fait que décrire les gestes de Giacometti ainsi que les conversations qu’il a avec son modèle, James Lord qui les retranscrit avec un souci extrême d’objectivité, à propos du travail en cours ou d’autres artistes tels que Van Eyck, Matisse, Rembrandt etc…

L'homme au turban rouge Jan van Eyck,1433, National Gallery de Londres

L’homme au turban rouge
Jan van Eyck,1433, National Gallery de Londres

Le récit prend place dans un décor quasi théâtral, une pièce qui sert d’atelier avec sa baie vitrée, son fouillis, ses outils, les oeuvres anciennes contre les murs, celles en cours sur des socles, et surtout le chevalet et la chaise du modèle. On a deux hommes face à face, unis par l’amitié, la conscience d’un temps partagé, unis aussi par la lutte de l’un pour tenter de mettre au monde sa vision de l’autre. Et bien sûr, on a le portrait qui, loin de jaillir, s’extrait (comme à la mine) lentement du néant par l’action du regard, des mains, des pinceaux, huiles, couleurs, et qui se donne à voir, s’efface, revient, passe par toutes sortes de transformations si minimes que c’en est presque comique, mais qui sont les résultantes des efforts désespérés de Giacometti pour retranscrire SA vision.

Comment restituer ce qui est si simple et si complexe, un visage, surtout depuis que la photographie existe  ? «… il continua, travaillant obstinément jusqu’à ce qu’il fit presque nuit, concentrant toute son attention sur la tête. Quand il s’arrêta enfin et qu’on alluma, je vis que la tête était maintenant plus allongée et plus vague que la veille, couverte d’un lacis de lignes noires et grises et enveloppée d’une sorte de halo d’espace mal défini. Après la première séance de pose, il y avait eu un soupçon de ressemblance. A présente, il n’y en avait plus du tout.»

C’est le récit d’une lutte perdue d’avance, car les tentatives de Giacometti se heurtent sans cesse à son exigence et à son désespoir de ne pouvoir donner corps à l’image qu’il voit dans sa tête. C’est une bataille avec lui-même, entrecoupée de pauses cigarette, de repas d’œufs durs et de bols de café. Un récit sur la patience, l’impatience, le désespoir, l’espoir, la technique, les refus de la technique. « C’est impossible. Je ne sais rien faire. Ecoute, je vais travailler à cette toile un jour ou deux de plus, et alors, si elle ne vaut rien, je renoncerai à la peinture pour toujours ». Un récit sur la vanité d’entreprendre, et la joie du faire.

Chaque jour donc, Giacometti recommence, s’acharne. Le récit est si simple que l’on ressent physiquement avec Alberto et James le temps des sessions du travail, le passage du temps, la fatigue, l’énervante impossibilité de concrétiser une vision. 18 jours qui auraient pu devenir 20, 25, 50 si le modèle n’avait décidé de mettre un terme à la lutte, car le monde tourne malgré tout en dehors de l’atelier…

Le Studio 24 en 2013

Construction d’un décor, Studio 24, 2013

Là, je comprends pourquoi Roy Andersson aime tant ce récit, lui qui depuis des années conçoit et fait construire dans son studio de cinéma des répliques de lieux qui existent déjà, des rues de Stockholm, des parcs, des couloirs d’hôpitaux ou des bureaux de directeurs d’entreprise, des boutiques et des arrêts d’autobus, pour y faire jouer des scènes symboliques de sa vision de la société et du monde. Alors qu’il pourrait aller les filmer « en vrai », il tente de les faire exister tels qu’il les perçoit, avec leurs lumières, leurs ambiances étouffantes, un par un, éphémères car construits pendant des semaines pour être filmés quelques jours avant de disparaître pour laisser place à d’autres. C’est le même acte, la même geste désespérée de donner à voir ce que l’on ressent à l’intérieur, de tenter de maîtriser le plus précisément la matière pour lui faire transmettre l’idée juste.

Roy Andersson en 2013

Roy Andersson en 2013, Studio 24

Le livre de Lord est aussi une piste pour comprendre pourquoi un roman de Modiano n’est pas seulement un autre roman de Modiano, ou un buste de Giacometti un autre buste. Pour comprendre ce qu’est la création artistique sans passer par de grandes analyses savantes mais par une expérience physique, pratique même.

Pendant le temps du récit,  le tableau passe par toutes sortes de transformations à peine notables et qui pourtant demandent au peintre et à son modèles beaucoup d’efforts et de cris. On est directement les mains dans la pâte, au cœur du ridicule mais essentiel acte de faire. « Pour continuer, pour espérer, pour croire qu’il a quelque chance de créer réellement ce qu’il se représente idéalement, il lui faut sentir qu’il doit en quelque sorte recommencer toute sa carrière, repartir à zéro chaque jour.» Et c’est pourquoi Giacometti laisse ses peintures inachevées, obligeant celui qui les regarde de faire le dernier effort, créant ainsi un lien entre l’artiste et son public, car malgré tout on agit pour se prouver qu’on existe mais aussi pour partager. «Une fois de plus, nous étions confrontés à l’impossibilité totale de ce que Giacometti tente de faire. Un semblant, une illusion est évidemment tout ce qui peut être atteint, et il le sait. Mais une illusion ne suffit pas. Et cette insuffisance lui devient de jour en jour moins acceptable, moins tolérable – presque physiquement – à mesure un peu plus loin, pas très loin, mais un peu plus loin, et au royaume de l’absolu «un peu» est sans limites.»

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Portrait de James Lord
Alberto Giacometti, 1964

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