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Hommage du mois de juin à celui qui n’y a pas survécu

6 juin 2013 4 commentaires

ferme-rondeJe me suis réveillée cette nuit en pensant à la mort. Bon, cela m’arrive souvent. De nombreux morts peuplent la rue intérieure de ma conscience. Ils m’accompagnent. Je n’ai pas toujours accepté leur départ, alors ils sont là, et je me sens responsable de leur souvenir. A l’image de celui qui nettoie les tombes, j’entretiens leur souvenir, comme si ça les retenait encore un peu de ce coté-ci, ou rachetait l’injustice de leur départ.

Cette nuit, le manque m’a pris. Le manque d’un homme que je ne connaissais que peu, mais dont la présence, la chaleur, l’existence, la bonhomie et le regard sympathique, m’ont manqué, cette nuit. Cela m’a étreint. C’était comme une crampe, une faim, un besoin physique frustrant car impossible à satisfaire.

Le soleil est là. Le merveilleux mois de juin, avec ses matins frais, les longues soirées, les roucoulements des pigeons, les odeurs des roses, des seringas, de la terre humide des jardins cachés de Paris. La saison où nous aimions le visiter.

Mais il est parti avant. Il nous a quittés, abandonnés. Alors que sa tâche était immense, ses rêves innombrables, il a lâché prise.

C’était le mois de juin. Un an exactement. Ce mois où tout autour de lui l’herbe poussait. Les blés poussaient. Les graminées fleurissaient, les coquelicots s’invitaient dans ses blés, ces blés dont il était si fier tant ils étaient en bonne santé, si forts, ces blés sans pesticides, sans insecticides, sans engrais fabriqués dans des usines, sans tous ces machins qui passent dans la terre, l’eau, nos ventres, notre descendance.

C’était en 2008 qu’on s’était rencontrés. Une belle histoire commençait, bien que chacun occupât un espace en apparence sans lien. Le paysan et l’écrivain. L’agriculteur et la citadine. L’éleveur de vaches et la monteuse de films. Quoi en commun si ce n’est la terre, les fleurs, l’eau, les sourires, notre humanité.

On avait des enfants, lui aussi. Il en avait une grande et des tous petits.

On habitait Paris, à l’étroit de murs qu’on décore avec attention pour oublier tout ce qu’il n’y a pas au delà d’eux. Pas de forêts, pas de champs, pas de mares, pas de cieux immenses ni voie lactée qui se déploie.

Il habitait une ferme qu’il louait et qui se présentait du dehors à l’abri d’un tilleul géant. Dans la cour intérieure, les herbes folles, les tracteurs, les enfants, le chien berger censé aider l’homme à mener les vaches matin et soir pour la traite. Mais le chien était jeune et joueur, d’une utilité discutable, et les vaches souvent prenaient un chemin de traverse qui rallongeait la tâche.

Imaginez: matin et soir, tous les jours, toute l’année sauf l’hiver où le travail se fait à partir de l’étable, mettre ses bottes, la combinaison, descendre aux prés pour réunir les vaches, les remonter, les pousser 6 par 6 dans la salle de traite, accrocher les pis aux trayeuses, les décrocher, faire sortir les vaches, faire entrer les suivantes et le lait qui jaillit et gicle, blanc et mousseux. Il en avait une cinquantaine, noires et blanches, bornées, puissantes.

Entre les heures des traites, qui prenaient bien quatre heures du jour, les champs. La terre. La pluie parfois. Le vent. Le soleil. La solitude sur le tracteur, le bonheur de voir un oiseau jaillir des cultures, d’admirer les têtes blondissantes des épis qui grandissent jour après jour, promesses, récompenses, échecs, labeur.

Nous avions été accueillis comme des amis de longue date et pourtant nous ne nous connaissions pas. Je venais visiter pour apprendre comment se passaient l’élevage et la culture dans cette ferme afin de la mettre en lien avec un groupe de parisiens désireux de se nourrir des produits de cette agriculture qui n’utilisait que la chimie naturelle des sols et des espèces.

Il nous a beaucoup parlé de chimie. Je ne comprenais pas tout. Aucune notion. Sauf qu’il était patient, pédagogique, passionnant. A travers ses mots, il n’y avait pas de doute possible et on ne comprenait plus pourquoi le monde fonctionnait autrement.

Il était si fier de la beauté et de la santé de ce qu’il faisait pousser. Il était si heureux de contribuer à la beauté, de pouvoir dire qu’il ne salissait rien, qu’il transmettrait un peu de terre sauvée de la destruction, de la stérilité.

Il nous a conduit dans ses champs fleuris où les enfants n’avaient pas pied et où le chien disparaissait et réapparaissait en bondissant, comme s’il eut été un dauphin des mers. Et nous riions tous.

Nous avons accompagné les vaches de bas en haut et de haut en bas.

Nous avons partagé sa table, son vin, sa vie de famille.

Nous sommes revenus chaque année. Et chaque année étions reçus avec la même chaleur et ressentions le même immédiat plaisir de nous revoir. Cicéron écrivait: «Et que dire de cet accord de l’univers qui communie dans un même sentiment, dans un même souffle, dans une même continuité entre toutes ses parties ?» On était dans cette sympathie là, au sens grec, c’est à dire instinctive et cosmique, universelle.

Et puis, il y a un an, juin était là. L’odeur des roses, les feuilles des marronniers bien étalées, les cris des merles, bref, les miettes parisiennes du printemps, néanmoins délicieuses. Et la nouvelle de sa mort nocturne, violente, brutale. Le coeur qui crie: « c’est trop » et qui s’arrête.

Juste quand tout fleurissait à nouveau, quand nous allions revenir.

Nous sommes revenus. L’église était si pleine que nous sommes restés dehors. Nous nous tenions, chavirés, près de sa fille aînée qui portait serrée contre elle la plus petite des enfants qui ne voulait pas entrer dans l’église. Elle avait peur. Quatre ans, un père qui en aurait eu quarante, et soudain cette grande boite effrayante où on l’avait couché, cette foule apitoyée, le quotidien brisé net. Alors elle ne voulait pas pénétrer dans l’église sombre, la petite fille.

Les oiseaux chantaient. Les abeilles visitaient les fleurs. Le vent faisait se ployer les tiges des rosiers de la clôture. La révolte habitait nos cœurs déchirés.

Dans l’église, un homme en soutane tentait de toute sa compassion de mettre des mots sur cette injustice. Je n’ai jamais compris la langue que cet homme utilisait. Si Dieu il y a, je ne pense pas qu’il ait instauré les règles. Et s’il les a instaurées, je les trouve iniques. Je me révolte. C’est inutile, mais c’est ainsi.

Nous étions dehors. L’enfant se serrait contre sa sœur. Les yeux de la foule étaient rouges. La pluie s’est mise de la partie. Elle lavait nos larmes qui coulaient inépuisablement. Elle se mêlait à notre tristesse. Les parapluies s’ouvraient. Nous, les vivants, avions l’obligation de rester secs pour survivre.

couv-vachesEt je pensais que nos contacts avaient été trop épisodiques, que nous vivions trop tournés sur nous-même, nos problèmes parisiens, nos plaisirs citadins, nos enfants, nos vies, nos labeurs. Et lui, seul sur son tracteur, face au travail qui n’a jamais d’arrêt, jamais de vacances, nourrissant notre terre, nous nourrissant tous, mais nourrissant difficilement ses enfants car le prix du lait, le prix du blé, le prix des emprunts montaient ou descendaient à contre-sens du simple bon sens. Et je regrettais que nous n’ayons partagé que du bonheur, que nous ne soyons pas allés plus loin dans les mots, que nous n’ayons pas échangé aussi sur les difficultés. Cela aurait-il pu changer quelque chose à son destin ?

La pluie tombait dru. Le cortège sortait. Je regardais la boite qui contenait son corps. Je ressentais déjà le manque de toute sa personne, les mots qu’il posait sur le monde, et puis juste son regard curieux et avide de partage.

Paris, 6 juin 2013

Rangé dans: Blog

Commentaires (4)

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  1. Nabila Gourmala dit :

    J’ai lu ton texte avec beaucoup d’émotion et de tristesse pour cette vie fauchée dans la force de l’âge.
    Merci,
    Nabila

  2. Caroline Penvern dit :

    Merci à toi pour ce très beau texte.
    Caroline

  3. lambot dit :

    Je suis en train de lire « Les démons de Jérôme Bosch » et je me dis il faut que j’aille voir sur internet qui est Alexandra Strauss!
    Et c’est avec un réel plaisir que j’ai parcouru le site et les textes délicieux qui y sont repris.
    Je trouve que ton écriture est d’une grande délicatesse; elle me touche et me parle.
    Merci
    Béatrice

  4. David M. dit :

    Le texte m’a emporté. Me touche, personnellement, la révolte face à la mort des partis-trop-tôt.
    Quel beau site ! Je continue la promenade…

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