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Fabienne Verdier, l’arbre et «l’épaisseur des choses».

25 octobre 2013 4 commentaires
Arborescence_variation10_large

Fabienne Verdier, Arborescence, variation n°10, 2008-2009
encre noire, fond monochrome lichen mordoré sur toile de lin coton
Courtesy of Galerie Jaeger Bucher, Paris

Sa forme était tellement tourmentée qu’il semblait avoir été volontairement guidé vers cette courbe, à la manière des arbres dans les jardins zen dont on fait ployer branches ou tronc avec des cordes. Il n’était pourtant que rongé par les larves d’insectes. Outre son tronc large, il avait un houppier imposant, il atteignait presque le deuxième étage, et abritait l’intense activité de l’avifaune parisienne, sans parler des chats qui s’en servaient comme passerelle d’un jardin à un autre. Comme c’était un cerisier, il avait fleuri en mai, attirant du même coup des abeilles par centaines, puis il avait donné une multitude de petits fruits qui avaient dû nourrir plusieurs générations de mésanges, merles, pigeons, geais, rouge-gorges, moineaux, enfin, tous ceux qui pouvaient les attraper.

La peintre Fabienne Verdier, dont nous pouvons encore pour quelques jours contempler le travail à Paris (1), décrit dans son récit autobiographique (2) l’enseignement qu’elle reçut en Chine d’un vieux maître de calligraphie. Un des premiers exercices auquel elle fut astreinte fut le tracé du «trait horizontal». Pour ceux qui n’ont aucune idée de l’écriture chinoise, il faut savoir que tous leurs caractères sont formés par l’assemblage de huit traits de base et que le plus simple des sinogrammes est le trait horizontal qui est aussi la représentation du chiffre «un». (3)

«Le trait horizontal est le un, les autres traits sont le deux; ils donnent naissance aux milliers de caractères. Le trait est une entité vivante à lui seul; il a une ossature, une chair, une énergie vitale; c’est une créature de la nature comme le reste. Il faut saisir les mille et une variations que l’on peut offrir dans un unique trait…»

Et comme Fabienne Verdier, jeune française de vingt ans partie étudier en Chine au début des années 80, se sent perdue, le maître la conduit: «Pense à un cheval, à l’os de son fémur. Essaie de représenter cet os par ton trait, avec sa moelle car, même à l’intérieur d’un os, il y a du mouvement. (…) Il manque encore quelque chose. Ton trait n’est pas vivant. Connais-tu le principe de vie du mystère végétal ? (…) Ton trait manque d’eau. (…) Pense aux rivières, aux cours d’eau, au mouvement de l’onde, à l’humidité au torrent de la montagne et essaie de traduire tout cela. (…) Il faut te nourrir des vies qui t’entourent. Elles provoqueront des émotions et des perceptions de plus en plus riches et variées. Le peintre, au cours de son existence, se construit une banque de données psychiques en connivence avec le monde.» Tout cela au fil des jours, tandis qu’elle améliore son tracé.

L’arbre devant ma fenêtre. Connivence avec le monde. Le geste que je fais pour «faire dire». Mettre un trait, un geste, une image. Mettre un mot sur ce que l’inanimé fait résonner sur moi, être animée. Animée donc en mouvement. Animée donc douée d’une âme ?

Je propose à chacun l’ouverture de trappes intérieures, un voyage dans l’épaisseur des choses, une invasion de qualités, une révolution ou une subversion comparable à celle qu’opère la charrue ou la pelle, lorsque, tout à coup et pour la première fois, sont mises au jour des millions de parcelles, de paillettes, de racines, de vers et de petites bêtes jusqu’alors enfouies. O ressources infinies de l’épaisseur des choses, rendues par les ressources infinies de l’épaisseur sémantique des mots !
Extrait de Francis Ponge, Introduction au galet

L’arbre a été coupé. Désormais débité en petites bûches, il sèche le long d’un mur. Il était paraît-il dangereux, il aurait pu tomber et faire des dégâts, bref, le couper obéissait au principe de précaution, on ne sait jamais ce qui se peut arriver…

Ce n’est pas de cela que je veux parler.

Mais de la tristesse que nous avons tous éprouvée, étonnante, intrigante. Nous, tous ceux qui vivions autour de lui. Car la mort de l’arbre, c’est aussi le pouvoir de l’homme sur la nature. Ce pouvoir de vie et de mort. L’arbre, condamné à mort par principe de précaution, nous renvoie à notre condition d’assassins égoïstes. D’où notre honte, notre culpabilité, notre tristesse, mêlées. Et puis, quand à tourner en boucle – les pensées désespérées tournent toujours en boucle – il y a cette fascination pour la mort. Il était grand fort et puissant, il occupait un espace important: il n’est plus. Plus du tout. Et sans les mots que je mets sur lui, c’est comme s’il n’avait jamais existé.

Notre frère l’arbre. Avec ses racines profondément enfoncées dans la terre et ses ramures lancées haut vers le ciel, il est le modèle préconisé par le maître de tai ji quand il dit: ancrez-vous dans le sol, dressez-vous vers le ciel, et l’énergie de la terre et du ciel vous traversera.

L’énergie vitale, mystère des mystères. Fluide invisible qui naît avec la vie et s’évapore avec la mort. Chez l’arbre, comme chez nous, sève, sang, souffle. Attachement au sol, aspirations pour le céleste, le spirituel. Astreinte au cycle des saisons et du temps.

En y réfléchissant, je me rends compte que l’homme dit moderne ne se donne pas l’opportunité de se fondre dans l’instant présent, dans le flux du temps dont il fait pourtant partie. Dans le métro ou le train, j’écoute de la musique dans mes écouteurs et je suis le flux des information sur mon téléphone; dans la cuisine, j’écoute la radio; dans la rue, je marche rapidement en pensant à mes rendez-vous, à mon travail, à son organisation, au repas du soir peut-être déjà, ma liste «inexhaustive» des choses à faire dans les jours à venir. M’arrêter un instant ne dépend que de moi car le monde ne s’arrête jamais.

Vous pouvez évidemment alléguer que Sisyphe est paresseux.
Mais quoi ce sont les paresseux qui remuent le monde. Les autres n’ont pas le temps.
Albert Camus, lettre à Francis Ponge, du 27 janvier 1943 (4)

Fais de la méditation, me direz-vous. Bien sûr. Car méditer, c’est quoi au fait ? C’est s’arrêter quelques minutes et tenter de calmer le flux de mes pensées excitées comme des électrons pour regarder un arbre, c’est écouter le bruissement de ses feuilles, sentir l’air sur ma peau, me laisser porter par tout ce que je vois, j’entends, je sens, pour devenir écorce, feuilles, nuages, ciel. Pour me perdre un peu dans le mystère du monde.

edward-hopper-summertime

Edward Hopper, Summertime, 1943, huile sur toile
Wilmington, Delaware Art Museum

Pas si facile/ Pas si difficile.

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(1) Galerie Jeanne-Bucher/Jaeger Bucher, 5&7 rue de Saintonge Paris (3e) jusqu’au 2 novembre 2013

(2) Passagère du silence, Fabienne Verdier, 2003, page 107/108 dans l’édition Le livre de Poche.

(3) Les huit traits sur www.chine-culture.com.

(4) Correspondance (1941-1957) édition de Jean-Marie Gleize, collection Blanche, Gallimard 2013.

 

Commentaires (4)

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  1. Caroline SD dit :

    Fabienne Verdier, le arbres (l’Arbre, ton arbre), la Chine… : voilà ce qu’il me fallait ce matin pour retrouver un peu de sénérité, merci 🙂

  2. Michèle Dufour dit :

    Ces pauses hors du flux peuvent être brevissimes. En une seconde d’émotion et d’attention, on peut rameuter l’épaisseur de temps et la profondeur des choses. Ces tsunamis minuscules nous légitiment et nous justifient. Sur le chemin du sens. Le sens peut-être? L’expression-écriture, calligraphie, peinture, musique, photographie- est la tentative désirante de reproduire et de revivifier cette aura du monde qui se donne à voir de manière absolument contingente et sans le moindre rapport avec le temps des horloges.  » Elle est retrouvée. Quoi? L’éternité. C’est la mer allée avec le soleil. » A. Rimbaud. ( Où l’on reparle de l’aubépine, du pavé vénitien, ou de la madeleine de Proust! H

  3. Anne Bonin dit :

    Merci Alexandra pour cette réflexion, ce moment de lecture, associant poésie, calligraphie, métaphysique et créativité.
    J’ai été envoûtée par le livre de Fabienne Verdier, c’est un voyage en territoire de calligraphie, une plongée totale dans cet art exigeant.
    J’ajoute une citation de Henry Miller issue de  » Aquarelles », éditions du Seuil, page 42 :  » Dans l’art, la plus grande joie, le plus grand triomphe se produisent au moment où, aboutissant à la maîtrise parfaite de ce mode d’expression, tu sacrifies à dessein celle-ci dans l’espoir de découvrir la vérité essentielle, cachée au fond de toi. Cet instant arrive comme en récompense à tes efforts – c’est la liberté du maître, obtenue grâce à la rigueur la plus extrême. Alors, et alors seulement, quoi que tu fasses ou dises, tu as toujours raison, et personne n’ose plus te critiquer. Je ressens cela très souvent en regardant les toiles de Picasso. Sa grande liberté, sa spontanéité sont l’aboutissement, on le sent, du soutien, de la pression, de l’influence exercés par tout son être, asservi pendant une période interminable à la discipline de l’esprit. Le geste le plus léger devient alors aussi juste que le coup de pinceau le plus réfléchi. »

  4. Gabrielle dit :

    Un grand merci pour l’inspiration et la profondeur que m’évoque votre texte.

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